Scènes

Retour sur Jazz à Vienne (2)

Suite de notre panorama de l’édition 2014 de Jazz à Vienne


Photo © M. Laborde

Près de 90 000 festivaliers au théâtre antique, 175 000 pour l’ensemble des scènes, payantes ou gratuites : l’édition 2014 de Jazz à Vienne a réussi à slalomer entre les gouttes des intempéries et la colère légitime des intermittents du spectacle.

Mercredi 9 juillet : Bobby et Kenny : Singing in the Rain

Le chanteur n’a évidemment pas manqué, en guise de clin d’œil, d’entonner devant près de 4 000 personnes dégoulinantes le fameux extrait d’Un Américain à Paris et Gene Kelly dansant sous une pluie battante… Ce fut sans doute la soirée la plus arrosée du festival, et celle qui aura attiré le moins de public - quatre mille personnes tout au plus ; et pourtant, ce fut sans doute une des plus belles. Comme la veille, une soirée jazz pur sucre, ce n’est peut-être pas un hasard. Bobby McFerrin est déjà venu arpenter plusieurs fois la scène du théâtre antique de Vienne, et chaque fois ce fut un régal. C’est une des plus belles voix du jazz, soyeuse, ondoyante, ondulante, d’une étonnante amplitude, essayant sans cesse de nouveaux scats, au gré d’une imagination aussi intarissable que la pluie ce soir-là. Un acrobate de la corde vocale. Cette fois il reprend un certain nombre de thèmes de son dernier disque Spirityouall, inspiré du « Good Book », accompagné de sa fille, la jolie Madison qui, le plus souvent choriste, se lancera dans un « Fever » de belle facture - digne fille de son père ! Autour de lui, une brochette de musiciens de grande qualité nous offrent des moments de pur bonheur.

Bobby McFerrin @ M. Laborde

Cette soirée se révèle bien équilibrée avec, en première partie, un autre habitué de Jazz à Vienne : le saxophoniste Kenny Garrett, ancien des formations de Miles Davis, accompagné cette fois d’un quintet renouvelé. Lors de ses improvisations, il ne fait pas preuve ce soir-là d’une imagination débordante, mais l’énergie énorme qu’il déploie avec son groupe, le jazz survitaminé qu’il produit, introduisent d’emblée la soirée dans un univers bleu flamboyant, apte à réchauffer les cœurs les plus endurcis. Alternant les genres, de la psalmodie africaine à la musique afro-cubaine en passant par des thèmes façon Sonny Rollins, sur le tapis roulant d’une rythmique effrénée menée par McClenty Hunter et Rudy Bird aux percussions, il met rapidement le feu à un théâtre antique qui en avait particulièrement besoin.

Line-up - Kenny Garrett (als, ss), Corcoran Holt (b), Vernell Brown (p), Rudy Bird (perc), McClenty Hunter (dms)

Line-up - Bobby McFerrin (voc), Madison McFerrin (voc), Gil Goldstein (dir, acc, keys), David Mansfield (g, mand, vln), Armand Hirsch (g), Jeff Carney (b), Louis Cato (voc, g, perc, dms)

Jeudi 10 juillet : Encore un mauvais score pour le Brésil

Recette pour prolonger un succès : prenez un ancien pianiste et chanteur qui eut son heure de gloire au Brésil et dans le monde entier il y a quelques décennies. Au hasard, Sergio Mendes, 73 ans. Entourez-le de trois choristes dotées à la fois d’une joli minois et d’un beau brin de voix. Ajoutez-y un rappeur dénommé H2O (Harrel Harris) pour faire jeune, plus une formation solide pour emballer le tout, et déroulez les plus grands tubes de la variété brésilienne. Agitez, et vous aurez le concert qui a clos, ce 10 juillet, la soirée Brésil de Jazz à Vienne, et permis à la vedette vieillissante d’en faire le moins possible : de temps à autre un couplet, un peu de piano… Résultat : pas de souffle, pas d’âme, un Brésil désincarné. Les 6 000 personnes qui avaient pris place sur les gradins en attendaient davantage. On ne tressera pas non plus de couronnes à Vinicius Cantuaria qui déroule sans conviction, sans enthousiasme et sans charisme, en première partie, des chansons empreintes de « saudade », cette tristesse, cette mélancolie typiquement portugaise que le pays a léguée à son ancienne colonie brésilienne.

E. Spalding @ M. Laborde

Seule de cette soirée, en deuxième partie, a surnagé la blonde Eliane Elias qui, avec un vrai rythme à la confluence du jazz et de la bossa nova à vous donner des fourmis dans les jambes, avec un joli talent de pianiste et un enthousiasme communicatif, sait exhaler, elle, et avec talent, le vrai parfum du Brésil, celui de la joie de vivre et du rythme chaloupé.

Line-up - Vinicius Cantuaria (voc, g), Paul Socolow (b), Adriano Santos (dms), Helio Alves (p)

Line-up - Eliane Elias (voc, p), Marc Johnson (b), Graham Dechter (g), Rafael Barata (dms)

Line-up -Sergio Mendes (p), Gracinha Leporace, Katie Hampton, Ayana Williams (voc), Kleber Jorge Pimenta (vo c, g), Hussain Jiffry (voc, b), Michael Shapiro (voc, dms), Scott Mayo Keyboards (s, fl), Marco B. Dos Santos “Gibi” (dms), Harrell Harris “H2O” (rapper)

Vendredi 11 juillet : Mama Africa dans toute sa noblesse

Après le Brésil, l’Afrique. L’avant-dernière soirée du festival, le 11 juillet, avant la « All Night Jazz », affiche un programme copieux - presque trop, puisqu’en réalité, ce ne sont pas trois mais quatre groupes qui se succéderont sur scène. Une soirée très (trop) longue qu’apprécient néanmoins les festivaliers, fort nombreux - près de 7 000 personnes. Il faut dire qu’elle est nettement plus haut de gamme que la précédente.

Pourtant, Taj Mahal et son trio franchement blues - et non pas musique africaine - détonne dans une soirée consacrée à la matrice d’où tout est parti, en matière de jazz : Mama Africa. Programmé en seconde partie de soirée, il cède ensuite la place à Bessekou Kouyaté ou plutôt à sa famille puisque, tandis que Monsieur joue, dans la tradition mandingue, du n’goni, cet instrument traditionnel à cordes (ici électrifié) que l’on retrouve dans toute l’Afrique de l’Ouest, Madame chante et les enfants les accompagnent sur leurs instruments respectifs. On ne comprend pas bien la présence de cet assemblage bizarre de blues et de musique malienne, même lorsque les deux groupes fusionnent enfin sur scène pour mêler avec un certain succès le blues et la musique traditionnelle mandingue.

La première partie de soirée est quant à elle marquée par la lumineuse chanteuse malienne Fatoumata Diawara qui, accompagnée du pianiste cubain Roberto Fonseca, illustre avec plus de bonheur encore cette fusion du jazz - en l’occurrence latin - et de la musique traditionnelle africaine. Dotée d’une voix magnifique, Diawara la gazelle noire et sa simplicité désarmante réussissent à fondre les racines africaines dans le chaudron cubain d’où s’exhalent d’entêtantes effluves. Pour terminer ce périple africain, on passe du Mali au Sénégal avec la star de la soirée, Youssou N’Dour, accompagné des « Super étoiles de Dakar », soit une douzaine de musiciens et un véritable mur de percussions, qui montent sur scène around midnight. Le roi du mbalax, musique populaire sénégalaise très dansante et très rythmée, ne tarde pas à faire chalouper le public, venu pour une bonne part pour cela. Là encore la fusion entre les instruments électriques et ceux, boisés, plus traditionnels s’avère d’une redoutable efficacité. Celui qui n’est pas seulement un des chanteurs les plus populaires d’Afrique, mais aussi ministre conseiller auprès du président de la République sénégalaise réussit parfaitement son pari : faire vibrer les pierres séculaires du théâtre antique. Mama Africa n’a pas dit son dernier mot.

Samedi 12 juillet : Tom et Greg illuminent la « All Night Jazz »

Les derniers feux du Festival brillent lors de la soirée de clôture, devant près de 7 000 personnes, avec deux superbes prestations estampillées jazz pur jus, avant que le célèbre groupe hip hop de Philadelphie, The Roots n’envahisse la scène. (Malgré son nom, ses racines de ce dernier n’ont rien à voir avec le jazz…)

La première partie avec le trompettiste Tom Harrell et son quintet, « Colors of a Dream », se présente sous une forme originale, sans piano mais avec deux sax et deux contrebasses, dont Esperanza Spalding qu’on a déjà eu l’occasion d’écouter à Vienne avec sa propre formation. Ce soir, elle interprètera aussi plusieurs chansons. Du jazz classique, magnifiquement servi par des musiciens qui se donnent à fond et n’hésitent pas à se situer sur la ligne de crête de leur art.

En deuxième partie la voix de velours de Gregory Porter envahit le théâtre antique. Le baryton à la sempiternelle casquette à rabats est aussi à l’aise dans les ballades que dans les morceaux plus rythmés. Il est accompagné par un saxophoniste au jeu très spectaculaire et acéré, Yosuke Sato, qui bénéficie des suffrages du public. Ce sera la dernière soirée vraiment jazz de cette édition, qui se terminera relativement tôt : vers quatre heures du matin.

G. Porter © Ch. Charpenel

Le jazz, se désespère-t-on, n’a plus de grandes stars, à l’égal des Miles Davis et autres Lionel Hampton, capables de sortir du cercle fermé des amateurs avertis pour s’imposer dans le grand public. Après cette 34e édition, on peut penser que les grandes stars de demain pourraient bien être Ibrahim Maalouf, Youn Sun Nah et Greg Porter. On a pu constater sur scène qu’ils étaient capables de transcender les genres, de porter et de transmettre une véritable émotion, car, dans la soul tout est là : le souffle, l’âme. Même si le festival propose désormais des musiques de plus en plus diversifiées, l’édition 2014 a montré qu’il n’avait pas perdu la sienne.

Line-up Waterbabies, prix Rezzo 2013, en lever de rideau : Armel Dupas (k), Corentin Rio (dms)

Line-up Tom Harrell (tp, flugelhorn), Esperanza Spalding (b, voc), Jaleel Shaw (alto s), Wayne Escoffery (tenor s), Ugonna Okegwo (b), Johnathan Blake (dms)

Line-up Gregory Porter (voc), Yosuke Sato (s), Aaron James (b), Chip Crawford (keys), Emanuel Harrold (dms)