Entretien

Robin Fincker

Le saxophoniste et clarinettiste est sur tous les fronts et mélange les genres.

Photo : Gérard Boisnel

Pour cette interview, nous nous étions donné rendez-vous à Toulouse sur la terrasse ensoleillée du Taquin, le club de jazz de la Ville rose. Le soir même, Robin Fincker rejoignait les rangs d’Aquaserge Orchestra, un des groupes de pop les plus avant-gardistes de ces dernières années. Rien d’étonnant de voir ce musicien évoluer dans ce registre.

Depuis bientôt une vingtaine d’années, Robin Fincker fait entendre son ténor et sa clarinette dans une variété de projets et de groupes, allant des musiques électro-acoustiques à la musique de Charles Mingus. Surtout actif sur la scène des musiques libres, il développe une voie originale avec son groupe Bedmakers. Ce quartet mêle musiques folk anglo-saxonnes et musiques improvisées, confrontant et combinant ainsi la richesse mélodique des premières à la fougue des secondes. Cette interview aura l’été l’occasion de le questionner sur ce projet et de revenir sur son parcours entre Londres, Paris, Toulouse et les Cévennes.

Robin Fincker. Photo Michel Laborde

Le disque Tribute to an Imaginary Folk Band vient juste de sortir, pouvez-vous nous parler du projet Bedmakers ?

Bedmakers est un quartet mélangeant musique folk anglo-saxonne et musique improvisée. Il est né à la suite du trio Whahay avec Paul Rogers et Fabien Duscombs autour de la musique de Charles Mingus. Quand Paul a décidé d’arrêter le trio, on a monté un quartet avec Fabien pour continuer l’histoire. Mathieu Werchowski au violon et Pascal Niggenkemper à la contrebasse nous ont alors rejoints, puis Dave Kane en remplacement de Pascal. Avec Fabien, on avait envie d’explorer et de s’approprier un répertoire familier pour beaucoup de monde par les images qu’il évoque et ses résonances mélodiques. Cela nous permet de placer le curseur où nous le souhaitons entre une musique totalement libre et un réservoir de thèmes qui peuvent sortir au détour de nos improvisations.

Pourquoi avoir choisi les musiques folk ?

Cette esthétique me plaît beaucoup. C’est une appropriation complète car je ne suis pas anglo-saxon, ce n’est pas ma musique de souche. J’aime bien l’idée de faire résonner cette musique à ma manière et voir ce qui peut en sortir. Je voulais aussi réussir à faire voyager ces musiques au-delà des réseaux jazz et musique improvisée. Beaucoup de musiciens de ma génération sont dans cette démarche. Nous voulions organiser des tournées rurales et emmener notre musique dans des lieux où le public n’est pas habitué aux musiques improvisées.

Et vous l’avez fait ?

Beaucoup, oui ! Deux tournées en Bretagne, de nombreux concerts dans le Sud-Ouest et en Angleterre. Le groupe devrait jouer en 2019 en Irlande et je me réjouis déjà d’y aller. En Bretagne, nous avons été confrontés à un public amateur de musiques traditionnelles et à chaque fois, on réussissait à créer du lien avec lui, les thèmes nous servant de fil conducteur. Cette besace de thèmes « accrocheurs » a une force mélodique très puissante. On peut les faire apparaître de manière très transparente ou au contraire jouer sur plusieurs plans sonores et les évoquer de loin. On s’en sert aussi lorsque l’attention du public baisse, pour « raccrocher les wagons » - sans chercher à être démagogique, bien sûr.

Dans un style complètement différent, vous avez créé le projet « Primitive London »…

Oui, l’an dernier, avec Antoine Berjeaut est né le projet « Primitive London », un hommage à l’âge d’or de la Library music, la musique au mètre des années 1970 à Londres. On a convié un rappeur de Birmingham, Juice Aleem à se joindre à nous, une première pour moi. C’était très intéressant de chercher comment la musique pouvait se mettre en place avec nos langages respectifs.

Qu’est-ce qui vous plaît dans ce répertoire ?

J’ai découvert ça par l’intermédiaire des repressages des disques de Basil Kirchin, auteur de la musique originale du film Primitive London et ceux du label RPM. Je suis fasciné par cette scène où des musiciens de studio, à la fois improvisateurs et avant-gardistes, se frottaient aussi au rock et à la scène de Canterbury. Quelqu’un comme Evan Parker pouvait être sur tous les tableaux. La Library music était principalement destinée à l’habillage sonore. Une émission de radio en prenait un petit bout et le mettait en fond sonore. Il fallait certes des thèmes accrocheurs pour créer des génériques, mais le rapport au disque y était très décomplexé. On peut entendre par exemple des morceaux avec un solo de Kenny Wheeler complètement improbable enchaîné avec un thème plutôt accrocheur et de l’expérimentation bruitiste. Les disques n’avaient pas vraiment de but, si ce n’est d’enrichir une banque de données.
L’industrie du disque a beaucoup changé depuis. Dans notre milieu, les disques sont souvent des sortes de cartes postales pour les groupes. La musique doit être présentée de manière à capter l’attention. L’idée de faire un clin d’œil à une période en contre-pied total à tout cela me plaisait beaucoup.

Ce disque agence un peu toutes les pièces de mon puzzle personnel

Revenons sur votre parcours. Pourquoi être parti si jeune à Londres ?

J’ai débuté la musique par la clarinette au conservatoire de Montpellier et je me suis mis au saxophone à l’adolescence. Après mon bac, j’ai eu envie de partir à Londres pour rencontrer la culture des clubs et ressentir ce sentiment de communauté. Me retrouver tout d’un coup à 17 ans à Londres, cela a été un vrai déclencheur. C’est une ville avec énormément de propositions pour jouer et de gens à aller écouter.
J’ai tout de suite été séduit par la vie à l’intérieur de la communauté de musiciens londoniens. J’ai trouvé cela très beau. Je voyais des gens qui jouaient dans le même club depuis 30 ou 40 ans. Et il y avait sans doute quelque chose d’un peu romantique lié à ça. En 2000, j’ai intégré la Guildhall, le conservatoire supérieur de Londres en saxophone pour avoir un endroit où travailler et pour avoir certains professeurs. D’une certaine manière, j’ai eu deux formations en parallèle, un parcours académique et un parcours sur le terrain.

Vous avez été très actif sur cette scène, quel souvenir en gardez-vous ?

J’ai vécu à Londres de 1997 à 2008. J’y ai fait mes classes, monté mes premiers groupes et monté un label aussi, le label Loop. A cette époque, j’avais trois groupes principaux : Blink, un trio de jazz contemporain, le groupe Splice dédié aux expérimentations électroacoustiques et Outhouse. C’est un quartet à deux sax ténors, contrebasse, batterie qui a produit quatre albums dont une collaboration avec cinq percussionnistes sabar de Gambie. On a fait une grosse tournée en Afrique de l’ouest, pour essayer de décoder le langage du sabar, et on a monté le projet Ruhabi. Il y a eu un disque studio puis un disque live au café Oto, le dernier concert d’une tournée de vingt dates avec les gambiens. Sur le disque il y a une ambiance assez incroyable, c’est tellement rare de pouvoir enregistrer après 20 concerts d’affilée. On y entend une belle synergie et énergie énorme

Robin Fincker. Photo Laurent Poiget

Comment s’est passé le retour en France ?

J’ai d’abord beaucoup travaillé avec Vincent Courtois et son trio avec Daniel Erdmann, un groupe de cœur pour moi. Nous en sommes au quatrième répertoire, cette fois-ci autour de l’œuvre de Jack London. J’ai intégré le Surnatural Orchestra dont je suis membre depuis 10 ans maintenant et qui fut une expérience de collectif très forte.
Puis, je me suis installé à Toulouse et la création du projet Whahay avec Paul Rogers et Fabien Duscombs a été un gros événement pour moi. J’étais rentré en France depuis peu et ce lien avec l’Angleterre était encore présent grâce à Paul. J’avais envie de me frotter à cette génération émanant des musiques improvisées des années 70. Ce trio a beaucoup tourné.
Ce disque agence un peu toutes les pièces de mon puzzle personnel. J’ai aussi monté Tweedle Dee avec Julien Desprez, une collaboration entre le collectif Loop à Londres et le collectif Coax à Paris. Ce projet reste un moment de rencontre assez foisonnant avec toutes ces musiques qui me racontent et m’intéressent : ce mélange de musique actuelle, de musique électro-acoustique, de musique improvisée… ma nébuleuse personnelle en fait !

Après la scène toulousaine, la scène londonienne, que dire de la scène parisienne ?

J’ai vécu deux fois un an à Paris. En 2003, j’étais en fin de cursus avec la Guildhall. J’ai participé à un échange avec le CNSM de Paris où j’ai rencontré beaucoup des musiciens parisiens que je côtoie aujourd’hui. Et avant de venir à Toulouse, j’y ai passé un an car c’est une ville que j’adore. On a la chance en France d’avoir des scènes musicales assez décentralisées. J’ai un peu fait ce pari en choisissant Toulouse puis maintenant en habitant dans les Cévennes mais Paris reste une ville dans laquelle je passe beaucoup de temps du fait de la grande concentration de musiciens avec qui je collabore

Trouvez-vous une différence entre les scènes londoniennes et françaises ?

Je perçois plus de différences entre les pays qu’entre les scènes. J’ai surtout ressenti un gros changement dans la manière de faire la musique.
Londres est une ville qui s’autosuffit encore musicalement. Les musiciens peuvent jouer quasiment exclusivement à Londres en combinant plein de groupes et en travaillant dans les studios. Même si cette scène se casse aussi petit à petit la figure, il reste encore un vivier d’activités propices à cette pratique. Les contraintes de temps et d’argent sont complètement différentes, l’économie de la culture y est différente.
Le système d’intermittence n’existe pas, les financements publics sont rares, tout comme les festivals. Il faut des sources de revenus multiples : donner des cours, faire plein de musiques différentes, jouer tout le temps, tous les soirs. Et cela induit des choix artistiques différents de ceux qu’on peut faire en France.
Ici, il est possible d’approfondir un projet, de monter une structure et de trouver des financements. Petit à petit, on arrive à creuser sa voie. La scène londonienne était très riche pour ma phase d’apprentissage car il fallait justement jouer plein de musiques. Quand j’ai eu envie de me consacrer à ma propre musique, j’ai dû commencer à refuser certaines propositions, je me suis senti un peu coincé. J’ai senti plus de liberté et plus de marge de manœuvre pour creuser ma voie en France. Il y a encore des systèmes pour faire mûrir des choses avec les résidences, l’intermittence, par le réseau des festivals et des lieux de diffusion en place.

Quand j’ai un groupe qui me tient à cœur, j’ai envie qu’il joue.

Avez-vous beaucoup cherché pour trouver votre voie ?

Cela s’est fait naturellement. Par contre, trouver le temps et l’espace dans la tête pour se poser la question et y réfléchir, j’y ai travaillé. En arrivant au CNSM de Paris en 2003, j’ai vu des gens de mon âge avec une esthétique déjà très poussée. A cette époque, j’essayais de développer une multiplicité car je pensais que le plus important était de naviguer dans le maximum de musiques. J’ai été très frappé par l’aspect restrictif d’autres démarches mais cette année parisienne m’a un peu éclairé. En rentrant à Londres, j’ai essayé de faire la même chose en montant un groupe et le collectif Loop, mais c’est plus difficile à faire sans un soutien économique, structurel et institutionnel.

Robin Fincker. Dessin Yann Bagot

Quels musiciens vous ont inspiré ?

Plein ! Je suis arrivé à la musique des années 60 avec les grands noms du jazz afro-américain. J’ai découvert ensuite les musiques libres par Ornette Coleman, Dewey Redman, Don Cherry, le quartet de Keith Jarrett, de belles rencontres sur disques. Au début des années 2000, la scène londonienne était également très créative autour des musiques improvisées avec des musiciens comme Iain Ballamy ou Julian Argüelles. Ces derniers avaient grandi en écoutant les Sud-Africains exilés à Londres comme Chris McGregor ou Louis Moholo. Je veux dire par là qu’ils avaient digéré leurs influences et que cela ressortait dans leur musique d’une autre manière. Et de l’autre côté de l’Atlantique, c’est aussi l’époque où Jim Black commençait à faire ses expérimentations vers les musiques actuelles avec Alas no Axis. Tim Berne était aussi très présent avec Science Friction, Ellery Eskelin également avec son trio.

Ces groupes ont eu un gros impact sur moi. Je les trouvais très modernes, très frais et en même temps, cela s’inscrivait aussi dans une lignée. Tout musicien est confronté à la place des influences. C’est un élément de transmission évident et très important, mais il y a une émancipation à trouver. Il faut cesser d’écouter un musicien s’il prend trop place dans ta vie. Aujourd’hui, je ne vais pas forcément creuser ces sources d’inspiration, même si elles sont très présentes dans mon jeu personnel. Je vais plutôt chercher ailleurs. Je suis d’un naturel curieux, j’aime beaucoup découvrir de nouvelles choses.

Vous jouez dans beaucoup de groupes. Est-ce que cela ne génère pas de la frustration ?

C’est sûr, j’ai des projets de cœur dans lesquels j’ai envie de m’investir au maximum. En même temps, je reste attaché à l’idée de la multiplicité aussi. C’est mon démon, j’aime un peu en faire trop.
En fait, j’aime avoir l’instrument dans les mains, c’est un peu enfantin. Heureusement, je ne fais que des projets à long terme qui me plaisent. Parfois, ils décident de tous marcher en même temps… ou non. C’est le jeu. Des fois, cela me frustre quand la musique est là et qu’il faut attendre un an pour monter une tournée.
Il faut trouver le moyen d’être en paix avec ça et pour moi la clé, c’est d’être en mouvement et se poser la question en permanence : « Est-ce que ce projet-là n’est pas en trop ? Est-ce que c’est le bon moment pour celui-là ? ». Il n’y a pas de recette miracle.

Je suis dans une position très confortable pour développer mes projets. Le collectif toulousain Freddy Morezon est un super outil de production et d’accompagnement. Bedmakers y est très bien accompagné, tout comme le trio Deep Ford avec Benoît Delbecq et Sylvain Darrifourcq. Ce trio a mis du temps à démarrer, mais un disque a été enregistré pour le label BMC et nous avons trouvé un vrai son de groupe.
Quand j’ai un groupe qui me tient à cœur, j’ai envie qu’il joue. Je vais regarder dans quel réseau il peut se déployer et comment faire le maximum de concerts avec lui. La place dédiée à un projet, à un groupe, est une grosse question. J’en discute avec plein d’amis musiciens. En ce moment, je suis en tournée avec Aquaserge. Je les suis en pointillés depuis plusieurs années. Le noyau dur du groupe a fait le choix du projet unique et je trouve cela super beau.
Des fois, je fantasme sur cette vie, mais je me sais très attaché à la rencontre et à la multiplicité des répertoires.