Chronique

Samuel Blaser Quartet

Early in The Mornin’

Label / Distribution : Out There / Out Note

Samuel Blaser a de la suite dans les idées. Et une manière de concevoir ses orchestres à la fois cohérente et luxueuse : entouré depuis le début de sa carrière par de grands musiciens américains comme européens (Marc Ducret sur d’autres projets, Russ Lossing depuis 2011 et un Consort in Motion avec Paul Motian, voir notre interview…), chaque changement est sensible et réfléchi. Il induit une évolution de la couleur. Ainsi, sur Early in The Mornin’, son nouveau disque où il retrouve le producteur Robert Sadin, l’arrivée de Gerry Hemingway en lieu et place de Gerald Cleaver qui officiait sur Spring Rain induit une approche moins pulsatile, plus coloriste telle qu’on l’entend sur « Murderer’s Home ». Le temps devient une valeur abstraite, d’autant que la contrebasse aussi a changé : le fidèle Drew Gress a cédé ses cordes à Masa Kamaguchi, un Japonais installé à New York qu’on a pu entendre avec Michele Rabbia ou Rema Hasumi. Ce titre, collecté par Alan Lomax, est un chant de travail. Avec les hymnes carcéraux, ils constellent cet hommage au blues que Blaser aborde dans l’ambiance caniculaire du clavier de Lossing, avec des prouesses de sourdines.

Que le tromboniste s’intéresse au blues, dans son acception la plus collective, rien de surprenant. On y verra une suite logique, directe, avec le travail consacré à Giuffre : comme pour Spring Rain, les morceaux sont ouvragés avec des arrangements sophistiqués et une attention portée aux contrepoints et à la densité. Ainsi, dans « Early in The Mornin’ » qui illumine les prémices de l’album, c’est son dialogue avec l’alto d’Oliver Lake, autre prestigieux invité, qui donne la cadence à un morceau méconnaissable. Mais ce n’est pas parce qu’on détourne à la marge le cours du Mississippi qu’on assèche son delta ; le saxophone charrie des pierrailles que façonne le reste de l’orchestre. Dans le jeu de Blaser, précis et sans effet superflu de coulisses, on déniche un arrière-goût de Thelonious Monk… Une lecture du blues cubiste, donc, et partiellement déconstruite, qui prend largement racine dans une certaine tradition du Third Stream.

Lorsqu’un musicien de jazz sait aisément se faufiler de Machaut à Giuffre, on se doute que sa lecture du blues ne se fera pas sans détour vers la musique écrite occidentale ; quitte à revenir aux sources, autant aller jusqu’aux liens les plus profonds ! Paradoxalement, c’est avec les morceaux composés par Blaser lui-même que cela se manifeste, à l’instar de « Klaxon » où son trombone s’efface dans un premier temps pour laisser Lossing et Hemingway se livrer un beau dialogue crépusculaire. Lorsque le trombone retentit, en toute fin du morceau, c’est pour souligner le parti-pris très contemporain. Dans ses enrichissantes notes de pochettes, Arnaud Merlin cite Bartók et Kurtág, mais si l’on devait chercher encore, on citerait Berio ou Eötvös, notamment pour cette relation amoureuse et respectueuse à la musique populaire et à son histoire. La clé réside sans doute dans « Levee Camp Blues » où l’équipage se transforme en sextet avec le retour de Lake et l’arrivée du trompettiste Wallace Rooney qui tangue en permanence entre une lecture colemanienne et un travail raffiné d’harmonisation des voix et des constructions solistes. Lorsqu’on écoute le même morceau joué par Blaser avec le big band de la RTS sur Aquarelle, on comprend que sa lecture du blues est ample et essentielle. Elle commande une question, à peine le choc du disque passé : à quand le large ensemble, pour le jeune Jurassien ?