Chronique

Shadow Man

Tim Berne’s Snakeoil

Label / Distribution : ECM

Avec son quartet actuel, Tim Berne, toujours chez ECM, entend donc une nouvelle fois chevaucher le serpent. Si Snakeoil, paru en 2012, avait marqué les esprits par ses motifs obsessionnels, Shadow Man prolonge le propos mais en allant encore plus loin : cette fois le serpent est devenu dragon, et il est en colère…

Shadow Man peut en effet être lu comme une déclinaison hypertrophiée de son prédécesseur. La puissance rythmique et les mélodies à grands intervalles s’y entendent encore comme une des spécificités du saxophoniste new-yorkais. De même, les thèmes longuement ressassés, d’une piste à l’autre, se répondent en subissant des variations et ces phénomènes d’échos contribuent à la belle homogénéité de l’ensemble. L’ampleur du son, véritablement mis en scène, rehausse encore la narration via d’authentiques effets de dramaturgie. Chaque mouvement se déploie avec force et lenteur : maîtrisant pleinement ses potentialités, le quartet garde les plus ardentes de ses flammes pour la cible qu’il visé, où elles sont les plus percutantes.

Le pianiste Matt Mitchell, pilier du premier Snakeoil, repousse les limites de son jeu. Constamment conscient de la structure d’ensemble, dont il reste le garant, il rend en même temps un hommage ardent à Cecil Taylor par le martèlement frénétique des touches, subtilement secondé par Ches Smith. Un batteur qui sait être silencieux ou parcimonieux dans les moments d’accalmie pour, à la première envolée, entraîner les autres, par des propositions fournies et abrasives, vers un niveau d’intensité supérieur. On regrette que son lointain caractéristique du label ECM ne rende pas tout à fait justice à sa force de frappe… De manière plus discrète, le son cristallin, rond mais instable, de son vibraphone, doublé par la clarinette interrogative et un peu aigrelette d’Oscar Noriega, confère une atmosphère inquiétante aux moments d’apaisement. L’ombre évoquée par le titre de l’album s’insinue alors subrepticement entre les emportements de chaque pièce. En vrai leader, Tim Berne, quant à lui, mène la danse. Son timbre désaffecté, post-Ornette Coleman, perturbera les familiers de son style mais les enthousiasmera vite par ses cris, ses notes mâchées et un lyrisme extraverti dont il est peu coutumier.

Dans les replis de ce tout cohérent, un morceau attire particulièrement l’attention. Par sa brièveté, tout d’abord : alors que certains titres peuvent dépasser 22 min, il en dure à peine quatre. Par son registre ensuite : c’est une ballade tout en délicatesse, aigre-douce, grise. Par, enfin, son signataire, puisqu’il s’agit de Paul Motian. Au milieu de ce fracas, cet hommage discret rendu par une des voix les plus personnelles qui soit à l’un des musiciens majeurs de notre modernité, est peut-être la vraie clé d’entrée de Shadow Man. Une infinie tristesse lovée au creux d’une rage sans fin ? Une brûlante douleur envahissant l’espace pour tout dévaster autour d’elle ? À vous de voir.