Scènes

Soirées Tricot à Orléans 2018

Orléans : des sons et des voix


Soirées Tricot

Troisième édition des « Soirées Tricot » à Orléans. Bien que n’ayant que peu à voir avec « les poubelles jaunes », le Tricollectif se targue à la fois de recyclages musicaux et de camembours en chaîne, et depuis six ans maintenant. Cette nouvelle édition, dans la ville-mère du collectif, explorait à la fois de nouvelles pistes, de nouveaux projets et de nouveaux lieux. On y était.

L’Atelier Moule à Gaufres à Orléans est un lieu associatif de « coworking » qui offre de nombreux services, depuis la location de bureaux (pouvant s’étendre d’une heure à plusieurs jours) jusqu’à la cuisine partagée en passant par un atelier de sérigraphie, un studio photo, un poêle à bois, et de nombreuses autres possibilités liées à un monde qui avance en termes de technologie et recule dans sa façon de prendre en charge politiquement le collectif. Ce qui conduit à des inventions de ce type, et à des fabriques originales, propres à prendre en charge ce que nos grands élus ont perdu de vue depuis longtemps. Paradoxes du progrès. Et sans regrets s’il vous plaît, en attendant mieux, et surtout plus.

Que le Tricollectif ait choisi d’investir ce lieu pour un soir n’a donc rien d’étonnant. Présent hier soir au Théâtre, et avant de filer à l’autre bout de la France pour y distiller une nouvelle version de « Celui qui transporte des œufs ne se bagarre pas », Roberto Negro servira la soupe préparée par Elsa Magne, celle-là même qui s’occupe des repas du collectif depuis des années, avec science, bonheur, et discrétion. On y laisse son écot, librement. Tout comme les membres d’un trio original nommé « Pleine Conscience », qui s’engagent librement dans le polissage de quarante minutes de résonances en suspens. (Florian Satche, percussions diverses, Toma Gouband, percussions de toutes saisons, Gabriel Lemaire, cl, alto-cl, as, bs). Dans l’ultra modernité, ces trois gaillards évoquent à s’y méprendre une sorte d’atelier paléolithique imaginaire où la mise en vibration des peaux, des métaux, de la pierre, du bois, des bols tibétains et autres mailloches, cloches, pignes de pin, feuilles d’arbres sont autant de signes échangés sur fond de profonde discrétion sonore. Peu de « climax », beaucoup d’attentions réciproques dans ce jeu qui tient en éveil, où Florian tiendrait la place d’une sorte de continuum basique et bassiste, et Toma celle d’un agitateur de feuilles doublé d’un gratteur de pierres, à la fois très précis (logique) et très inventif. Gabriel, quant à lui, assume avec constance le jeu du souffle, plus rarement celui de la note (en fin de set), rôle difficile mais essentiel au service de l’expression collective. Une réunion autour du feu, allumé en vue de l’apaisement autant que de la chaleur. Nous sommes à l’âge du bronze et du bonze, de la pierre à bâtir, de l’acier, et de l’ouvert. Rencontre improvisée bien sûr, assumée comme telle, écoutée avec bien à propos.

Florian Satche et Gabriel Lemaire

Interlude
On me pose parfois cette question : pourquoi Orléans et pas Bordeaux ? En quoi la « sociologie » de la cité de Jeanne est-elle prédestinée à voir fleurir tous ces talents d’un jazz revivifié, et en quoi et pourquoi la même dimension sociale ne produit-elle rien dans l’orgueilleuse cité des vins ? La réponse est dans la question : une ville qui accepte de devoir sa liberté à l’exaltation d’une paysanne peut se donner, contre sa bourgeoisie même, l’idée et la force d’une école de jazz hors des sentiers battus. Une autre ville, refuge habituel de la France vaincue, ne peut que se voiler la face devant tant de richesses mises sous clé dans des jardins secrets. Pas de retour pour les esclaves, sauf s’ils présentent tous les signes de l’allégeance petite bourgeoise. Le jazz oui, mais dans les clous.


Dimanche : on commence par se restaurer en compagnie, chez Robin Mercier qui habite à deux pas du lieu dans lequel on se retrouvera pour l’après-midi, « La Ruche En Scène ». C’est dans le quartier d’Orléans où fleurissent les restaurants chinois et japonais, les kebabs et autres lieux de rencontres de populations quelque peu marginalisées. Il fait beau, c’est dimanche, et les personnes qui sont de sortie familiale dans le secteur ne vont pas en croire leurs yeux et leurs oreilles. Sur les petites places qui jouxtent l’espace associatif et culturel « La Ruche en Scène », Dimitri Hatton et Satchie Noro, accompagnés par Gabriel Lemaire et Adrien Chennebault jouent la parade amoureuse dans des éclats métalliques, dansés et instrumentés. Approches, craintes, désir de faire peur à l’autre, mise en danger de soi-même se succèdent au gré de virevoltes audacieuses, drôles, pathétiques, qui jouent musicalement sur les pelles et divers instruments agraires, dont ils se chargent et se déchargent en une chorégraphie bien menée, qui sait utiliser les éléments bâtis de la cité. L’étreinte finale ne fait pas complètement oublier les accidents de parcours : la parade amoureuse engage ceux qui y sont pris dans un perpétuel changement de discours. Et, comme on sait, seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir.

Dimitri Hatton et Satchie Noro

C’est bien ce que rappelle « In Love With », dont le nouveau programme s’appelle Coïtus Interruptus, avec les frères Ceccaldi et Sylvain Darrifourcq en maître d’œuvre. Une partition à la fois sévère, qui laisse une petite place à l’improvisation, tout en permettant à chaque instrumentiste d’œuvrer aux « arrangements » qui lui conviennent. C’est Sylvain qui pense la totalité de la musique, mais il n’écrit pas tout. Laquelle musique, forte, dense, chicaneuse, fait alterner les vrais envols et les faux arrêts. On va de surprises en « rassurements », et de déboulés rythmiquement complexes en 4/4 d’une légèreté confondante. Inspirée partiellement de lectures de Faulkner, l’œuvre mérite des éclairages même si elle s’impose d’évidence à un public attentif et gourmand.

J’ai gardé pour la fin ce trio dont on parle beaucoup, sélectionné cette année dans le cadre de « Jazz Migration », constitué d’Angela Flahault (voix, effets), Séverine Morfin (alto, effets) et Florian Satche (dm, effets). Sous le titre Three Days Of Forest, pièce qui conclut provisoirement le concert, ce récital de protest songs est construit sur les poèmes de Rita Dove et Gwendolyn Brooks, deux Africaines-Américaines de la génération qui a lutté dans les années 70 - un peu, d’ailleurs, à la suite d’Angela Davis. La musique est d’inspiration folk/rock, avec des effluves irlandais ici ou des parfums plus marqués du côté africain ailleurs, elle se prête volontiers à la mémoire, et (c’était le deuxième concert pour ce trio) quand elle sera passée toute entière dans les corps, on aura là une aventure pleine d’émotions à vivre. Car on se doute que cette poésie n’est pas toujours exaltée…

Séverine Morfin

Séverine Morfin porte au mieux ce projet avec son violon alto qu’elle fait sonner dans les graves de manière intense, Florian Satche met sa science des relances et ponctuations au service de la musique, et Angela, qu’on connaissait en incarnation de Lucienne Boyer, fait entendre ici sa voix pop/rock tout en conservant une fraîcheur innocente habilement jouée qui n’appartient qu’à elle. Ça donne déjà beaucoup, et dans la forêt, voire la jungle, des villes et des cités, nul doute qu’ils se feront entendre. Là-dessus, « La Ruche en Scène » régala le collectif de diverses manières, et je m’éclipsai avant une rechute toujours possible. On a l’âge de ses amours musicales, mais on a gagné (un peu) en sagesse.
Philo sauf, écrivais-je récemment.