Scènes

Stacey Kent en concert à Marseille

Une chanteuse au service des mots


Stacey Kent (voc), Jim Tomlinson (ts), David Newton (p), Colin Oxley (g), David Chamberlain (cb) à la Cité de la Musique, le 2 février 2004, dans le cadre du « Cri du Port ».

Le concert s’ouvre par « The Best Is Yet To Come ». Prémonitoire ? En effet, dès cette introduction on s’attend à recevoir le meilleur de Stacey Kent. Et on l’aura. Avant même la fin de la chanson, ceux qui l’ignorent encore pourront bel et bien classer la chanteuse dans la catégorie des grands interprètes. Sur ce morceau au swing léger mais affirmé, pas de scat ni de hurlements mais un simple et indéniable plaisir de dire le texte, soutenu par une voix claire, précise, charmeuse, à l’impeccable diction. Le charme montera encore d’un cran lorsque la chanteuse interprétera « Que feras-tu de ta vie » et, pendant le rappel, « Que reste-t-il de nos amours » dans un français agrémenté d’un délicieux accent.

Stacey Kent par Jos L Knaepen

Kent est totalement investie dans les mots qu’elle nous offre, à tel point que son travail s’apparente à celui d’une actrice, et l’on redécouvre effectivement le sens du mot « interprétation » : aux titres swing, comme « I Won’t Dance », les ondulations du bassin, les yeux rieurs et expressifs et le sentiment que la chanteuse s’adresse directement au public comme pour lui parler ; aux ballades les yeux mi-clos, l’immobilité et les mains gravement refermées sur le micro. Stacey Kent semble désolée à l’idée qu’un public non anglophone puisse ne pas saisir le sens des paroles, et explique parfois en français le sens de la chanson qu’elle s’apprête à interpréter.

La répartition des morceaux au fil du concert est judicieusement choisie, alternant régulièrement swing (« The Trolley Song », « Too Darn Hot » et son petit effet percussif à la guitare, l’excellent « I Won’t Dance », « Oo-Shoo-Be-Doo-Bee ») et ballades (« Polka Dots and Moonbeams », « Say It Isn’t So ») en évitant ainsi de se complaire dans le langoureux qui risque de lasser, un reproche que l’on peut adresser notamment à l’album Dreamsville. La source d’inspiration reste majoritairement ce que l’on appelle le Great American Songbook, répertoire notamment constitué, avant-guerre, de morceaux destinés aux spectacles de Broadway et aux films hollywoodiens. La nature même de ces titres est donc propice à l’interprétation vocale de type cinématographique telle que nous la propose Stacey Kent, basée sur un grand travail d’intonation, de regard et de jeu de scène.

On l’a évoqué un peu plus haut : l’approche vocale de Kent se caractérise par un grand respect des textes et une remarquable humilité, cette dernière qualité se manifestant jusque dans le nom du groupe : Stacey Kent and her musicians. Comme elle l’a expliqué dans nos colonnes, pas de leader qui tienne, qui pourrait briser la symbiose nécessaire à l’échange au sein du groupe et avec le public. Le quartet sans batterie qui entoure la chanteuse la soutient avec efficacité et complicité ; Stacey Kent, rayonnante, les yeux fermés et appuyée contre le piano, prend un plaisir manifeste à entendre ses partenaires s’exprimer dans des chorus contrôlés et mélodiques, particulièrement ceux du saxophoniste Jim Tomlinson qui éclairent son visage d’un sourire radieux. Quelques morceaux sont également joués dans un cadre très intimiste et minimaliste, en simple duo avec le guitariste (« A Garden In The Rain ») ou le pianiste (« Que feras-tu de ta vie ? »).

Stacey Kent par Jos L Knaepen

Au niveau du chant, dans le jazz, on distingue deux approches : d’une part, celles et ceux qui considèrent leur voix comme un instrument de musique devant se situer au même niveau, en puissance, sensibilité et improvisation, que les autres membres du groupe. Dans ce cas, les chansons ne sont qu’un moyen d’expression et les textes ont généralement pas ou peu d’importance. La seconde conception, radicalement différente, est basée avant tout sur l’interprétation des chansons. Le rôle du groupe est alors de soutenir le chanteur ou la chanteuse pour lui permettre d’offrir au public l’âme des mots. Cela sous-entend une grande humilité, un retrait derrière le texte et une absence totale de manifestation de l’ego (ne nous attardons pas sur une troisième et malheureuse catégorie, composée des chanteurs et chanteuses bien incapables d’utiliser leur voix dans quelque sens que ce soit. Nos lecteurs trouveront aisément quelques noms pour la remplir…). Dans un cas il s’agit de servir les mots, dans l’autre, de se servir d’eux. Et de ce point de vue, Stacey Kent est d’une dévotion rare puisqu’elle parvient à dépasser le kitsch des textes du « Great American Songbook » pour transmettre avec sincérité un véritable enthousiasme.