Chronique

Stan Getz & Kenny Barron

People Time - The Complete Recordings

Stan Getz (ts), Kenny Barron (p)

Au début du mois de mars 1991, Kenny Barron (piano) et Stan Getz (saxophone ténor) investissaient le Café Montmartre de Copenhague pour une série de quatre concerts en vue de l’enregistrement d’un double album, People Time, qui sera publié au début de l’année 1992.

C’est au cours de l’année précédente, alors qu’ils effectuaient une tournée en sextet à l’occasion de la sortie de l’album Apasionado [1] et parce qu’à certains moments ils se retrouvaient seuls sur scène le temps d’une ballade que Barron et Getz se virent suggérer l’idée de ce duo, dont l’enregistrement au Danemark a totalement préservé la grâce. Malgré la maladie qui devait l’emporter trois mois plus tard, malgré l’épuisement désormais consécutif à chacune de ses interventions, le saxophoniste assume pleinement son rôle et tutoie, un peu à l’avance, les anges qu’il ne tardera pas à charmer dans le ciel étoilé des artistes. Kenny Barron, de son côté, rayonne à chaque instant et lui offre un écrin incomparable pour une somptueuse visite des grands standards : « Stablemates », « There Is No Greater Love », « I Wish You Love », « Bouncing With Bud », « Like Someone In Love »… ou encore l’éponyme « People Time » de Benny Carter. Ici, c’est l’éternité qui est visée, les deux artistes n’ayant plus rien à prouver [2], et l’objectif est atteint : la musique jouée, ou plutôt vécue au plus profond d’eux-mêmes durant ces quatre soirées, est empreinte d’une magie qui laisse l’auditeur sans voix. Chaque note paraît suspendue dans les airs dans un exercice de lévitation quasi miraculeux mais aussi de souffrance, comme on la devine à la sonorité du saxophone ; Getz exprime au long des quatre concerts une fêlure poignante.

Et voici qu’en cette fin 2009 nous est proposée l’intégrale de ces soirées : un coffret de sept disques pour sept heures de musique. Ces “Complete Recordings" [3], à prix très raisonnable, sont à classer d’emblée parmi les « must have » des amoureux du jazz. Kenny Barron et Stan Getz transforment en or massif ces mélodies cent fois jouées et nous entraînent dans des sphères aériennes exemptes de toute faute de goût, de toute vulgarité. Jusqu’au dernier souffle, ou presque : le quatrième concert, celui du 6 mars, ne comporte en effet qu’un set, Stan Getz étant au plus mal. Les deux hommes se produiront une dernière fois, quelques jours plus tard, à Paris, avant que le saxophoniste ne rentre aux Etats-Unis pour une séance de chimiothérapie qu’il envisageait avec un optimisme relatif. La maladie sera la plus forte, et l’emportera le 6 juin. Ceux qui l’ont côtoyé lors de cette série de concerts confient d’ailleurs que malgré tout, malgré un projet de mini-tournée estivale qui devait débuter à Paris en de juillet, Stan Getz savait qu’il lui restait peu de temps à vivre.

Ce disque-testament est la démonstration éclatante de la force vitale et de l’urgence qui habitaient ces duettistes, dont chacune des notes est, aujourd’hui encore, d’une beauté stupéfiante. Kenny Barron qualifie cette musique de « vraie, honnête, pure et belle, malgré la douleur qui l’habite ou grâce à elle ». C’est là le miracle de ce People Time.

par Denis Desassis // Publié le 4 janvier 2010

[1Avec Stan Getz (ts), Kenny Barron (p), Alex Blake (elb), Terri Lyne Carrington (bt), Eddie Del Barrio (kb), Frank Zottoli (kb). Publié chez A&M.

[2Même si on peut lire dans les notes de livret que Getz doutait énormément de son art.

[3Emarcy 532 101-6, distr. Universal. Produit par Jean-Philippe Allard.