Chronique

Stéphane Tsapis Trio

Border Lines

Stéphane Tsapis (cla), Marc Buronfosse (b, g), Arnaud Biscay (dms, perc),

Label / Distribution : Cristal Records

L’époque est aux frontières, qu’elles se ferment (aux êtres) ou qu’elles s’ouvrent (aux avoirs). C’est aux artistes comme Stéphane Tsapis, dont la tête et le cœur se partagent à égalité entre la France et la Grèce, qu’il revient d’en témoigner. Le pianiste a fait de l’exil la première matière de sa musique : Mataroa contait le périple des Grecs fuyant le fascisme accueillis par la France en ces temps immémoriaux où elle se souvenait de son Histoire, quand Charlie et Edna se dédiait au plus célèbre des migrants du cinéma, Chaplin. Tsapis a multiplié les évocations des voyages sans retour ; avec Border Lines, l’angle est différent.

Il s’agit de jouer à saute-frontières : d’un côté les Balkans, présents dans le magnifique traditionnel macédonien « Patrounino » empli de nostalgie, où sa main droite paraît danser sur les cymbales du fidèle Arnaud Biscay. De l’autre, l’inconnu. Les doutes qui surgissent dans l’électronique de « Fièvres ». D’un côté la noirceur onirique des personnages du théâtre grec, tel ce « Karaghiozis in Wonderland » qui avance à pas de loup dans les entrechats du piano. De l’autre, l’éclat ironique de petites virgules synthétiques, « Welcome To My Country » et « Tourist’s Point of View », qui fait immédiatement penser à un village Potemkine sous le soleil de plomb, foulé par des sandales à semelles de liège. Une vision de la Grèce telle qu’elle devient, Luna Park pour visiteurs épargnés par la crise ? Les autres lignes de partage traversées par le trio durcissent encore le trait : d’un côté la colère, à l’instar de ce rageur « Goldman Sucks » où l’électricité du Rhodes se collisionne avec la Fender VI mi-guitare mi basse de Marc Buronfosse. De l’autre la douceur du souvenir d’une époque où la culture se mélangeait au gré du vent dans « Giorgitsa », cette danse d’Asie Mineure où Biscay habille de tablas ce qui ressemble fort à un Rebetiko [1] dont le tempo serait très lent.

La formule en trio est idéale pour un mélodiste de la trempe de Tsapis. Sa musique circule avec aisance, d’autant que l’arrivée de Marc Buronfosse en remplacement d’Arthur Decloedt qui tenait la contrebasse sur Charlie et Edna ajoute une couleur hellénique. Grand connaisseur de l’archipel, Buronfosse va consacrer dans les prochains mois un album très contemplatif à la mer Égée, où l’on retrouvera d’ailleurs ses comparses du moment. Sa finesse sur « To Praktorio/Kagomai », qui libère Tsapis de toute tâche rythmique et lui permet de se placer dans le registre du chant, donne à cet album des allures nostalgiques qui enflamment une déclaration d’amour au sud de l’Europe. Border Lines n’est pas l’album d’un quelconque folklore. Au contraire, même si certaines traditions teintent le propos, celui-ci martèle un universalisme farouche. Les frontières franchies par Stéphane Tsapis sont poreuses, même si elles prétendent être des lignes de fracture ; le trio joue avec elles comme d’autres à la marelle ou à l’équilibriste : sur un fil imaginaire sans jamais dévier. C’est un monde où les passeports n’ont pas cours. Un monde où l’on respire. Enfin.