Chronique

Surnatural Orchestra

Profondo Rosso

Label / Distribution : Autoproduction

Ciné-spectacle construit par le Surnatural Orchestra autour du film de Dario Argento, Profondo Rosso [1] n’est pas une de ces mises en musique de film muet que l’on retrouve ici où là. Une raison majeure à cela : le film n’est pas muet. Cela demande donc une vraie interaction pour jouer du verbe ou pour s’y substituer ; une véritable immersion dans l’univers sombre du film, la densité de son contexte et la complexité de son auteur. Depuis plus de cinq ans, l’orchestre le cartographie avec une patience de topographe : sur scène, grâce à une danseuse et des images projetées, et maintenant sur disque, à la faveur d’une documentation époustouflante et d’un travail remarquable des graphistes. Une approche hors des sentiers battus qui est la marque de cet orchestre collectif et égalitaire.

Profondo Rosso, déconstruit par le Surnatural Orchestra, est une enquête à rebours collectant des indices que le réalisateur n’avait que suggérés. Au centre du propos, l’illustration des liens ténus que le film entretient, dans le contexte des Années de plomb [2] avec Pier Paolo Pasolini et Michelangelo Antonioni. Cette pernicieuse période, ce précipité antique de nos maux modernes que l’écrivain décrit avec une troublante clairvoyance dans ses Écrits corsaires [3] est le vrai sujet du disque, et certainement d’un film cerné de non-dits. La statue du commandeur de Pasolini éclaire le film et imprègne le disque, jusque dans cette « Villa » lyrique où, sur une masse orchestrale très travaillée, son texte martèle une urgente vérité.

De cette profusion d’informations et de combinaisons naît une sorte de cinéma en trois dimensions qui nous dispenserait de lunettes grotesques pour épouser les formes pluridisciplinaires de l’orchestre. Si la musique du Surnatural a toujours eu un aspect fellinien, vif et coloré, elle explore ici ses franges les plus impénétrables (« Ti Uccidiamo »). Mais le giallo [4] - et a fortiori le cinéma d’Argento - n’est-il pas éminemment fellinien ? A l’écoute de « Meurtre du spécialiste », où l’on retrouve les allures fanfaronnes de Pluir, on se persuade que c’est une des thèses de ce ciné-spectacle. L’arrivée dans l’orchestre d’une guitare (Guillaume Magne), est pour beaucoup dans cette évocation des musiques du giallo sans qu’il perde pour autant son identité (« Insurrection rouge », écrit par Sylvaine Hélary).

Le propos du Surnatural est, à l’instar du film d’Argento, profondément intertextuel. Avec le film lui-même, bien sûr, notamment sa b.o. (composée par le groupe de rock progressif Goblin), qui ressurgit parfois (« Laisse-toi embrasser »). Avec les terribles Années de plomb et leur Stratégie de la tension [5] - tension que le groupe reprend d’ailleurs dans « Reconstitution », qui évoque les Brigades rouges, ou bien dans « Villa des Massacres ». Ce dernier texte, signé Pasolini, revêt avec une certaine dérision de faux airs d’Homme à la tête de chou (enregistré à la même période). Deux pièces comme deux morts annoncées. Celle de l’écrivain devenu trop curieux, et celle d’Aldo Moro, architecte du « Compromis historique » avec le Parti Communiste Italien. Cette dualité de destins est au centre des secrets de Profondo Rosso.

La mise en abyme est parfois saisissante, notamment lorsque le film d’Argento multiplie les clins d’œil à Blow Up, dont on entend également des bribes de dialogues dans l’album, tel un mashup dialectique. Les faux-semblants, les murs qui se brisent pour découvrir des vérités plus sombres, le rite initiatique de la vérité… Le film d’Antonioni est une chimie pure de toute la thématique de Profondo Rosso, jusque dans cette opposition, qui sous-tend Blow Up, entre le mouvement ouvrier et la jeune bourgeoisie hippie, et qui constitue à plus d’un titre le fondement de la pensée de Pasolini [6]. La force du Surnatural est de bâtir, avec un matériau d’apparence disparate, un brûlot politique sans presque y toucher et sans perdre de vue une grande rigueur musicale qui sert de maïeutique à l’ensemble.

Troisième niveau d’intertextualité : les précédents albums du Surnatural, au-delà de la continuité des pochettes. Dans L’Homme sans tête, un saxophone tonitruait sur un discours de Berlusconi. L’ombre du Cavaliere plane sur Profondo Rosso comme le symbole d’une histoire toujours à vif. Ou le reflet inquiétant d’une Europe qui n’a jamais pris le temps de briser le miroir de son passé trouble. Le travail impressionnant des musiciens ne consiste pas à tremper leurs rhizomes dans l’essence d’un simple film. Ils s’emparent d’une époque entière pour tenter d’en décrire toute la complexité. C’est ce qui rend ce livre-disque indispensable.

par Franpi Barriaux // Publié le 2 septembre 2013
P.-S. :

Sylvaine Hélary (flûtes, voix), Clea Torales (flûte), Adrien Amey (sax soprano, MS20), Baptiste Bouquin (saxes alto, soprano), Jeannot Salvatori (sax alto), Robin Fincker (sax ténor), Nicolas Stephan (sax ténor), Fabrice Theuillon (sax baryton, effets), Julien Rousseau (trompette), Antoine Berjeaut (trompette), François Roche-Juarez (trombone), Hanno Baumfelder (trombone), Judith Wekstein (trombone basse), Boris Boublil (claviers, piano), Guillaume Magne (Julien Omé) (guitare), Laurent Géhant (sousaphone), Antonin Leymarie (batterie), Maxence Tual (comédien),

[1Que les distributeurs francophones affublèrent d’un attristant Les Frissons de l’angoisse, pour ne point déroger à notre tradition de mutilation systématique du signifiant…

[2En gros, de l’attentat de la piazza Fontana, le 12 décembre 1969, jusqu’au milieu des années 80 en Italie. Voir l’article de Wikipedia et surtout la documentation fournie avec le disque.

[3On en trouve d’ailleurs ici un extrait, lu par le comédien Maxence Tual dans le morceau « Rideaux », porté par l’électricité de l’orgue de Boris Boublil.

[4Voir Wikipedia. Profondo Rosso est un des canons de ce cinéma de genre, avec Le Corps et le fouet de Mario Bava.

[5Instauration de la terreur néo-fasciste visant à mettre en place un ordre autoritaire et empêcher une éventuelle arrivée aux affaires de la gauche parlementaire. De nombreuses voix s’élèvent pour dénoncer l’implication des grands groupes industriels de la péninsule italienne et de la funeste Loge Propaganda Due (P2) dont faisait partie, entre autres, Berlusconi. Comme on se retrouve.

[6Lire par exemple son célèbre Il PCI ai Giovani !! qui constitue l’une des charges de gauche les plus violente contre la dérive libérale des mouvements de 1968.