Chronique

Sylvain Beuf

Electric Excentric

Sylvain Beuf (ts, ss), Manu Codjia (g), Philippe Bussonnet (elb), Julien Charlet (dms)

Label / Distribution : Such Prod / Harmonia Mundi

Sur fond noir, une aurore boréale graphique. La pochette fait penser à un disque d’électro. Le titre de l’album peut faire naître le doute. C’est si électrique que ça ? Est-ce vraiment excentrique ? Oui, à condition de situer cet album dans le seul et unique cheminement de son auteur : Sylvain Beuf avance, humblement, sans se soucier de l’encombrante étiquette qu’on lui a collée il y a un bout de temps (« patron des saxophonistes français ! »). Il a jusqu’à présent concentré son travail sur l’exploration et la prolongation, sous différents formats, d’un jazz relativement traditionnel qui fait la part belle aux rythmes ternaires, aux thèmes propices aux chorus et à un environnement organique. Depuis son premier disque en quartet jusqu’au récent Joy, enregistré en sextet, en passant par ses beaux albums en trio avec Diego Imbert et Franck Agulhon, ses réalisations ont toujours gravité autour de l’esthétique bop. De ce point de vue, en effet, ce nouvel album est électrique, puisque parcouru par la guitare de Manu Codjia et charpenté par la basse électrique de Philippe Bussonnet. Et en effet, il est excentrique, au sens premier du terme, puisqu’il sort de son terrain de jeu habituel.

À travers onze compositions originales, Sylvain Beuf a voulu rendre hommage à des musiciens et des groupes qui l’ont influencé. Parmi eux des artistes de jazz (Miles Davis, Chick Corea…), mais aussi de jazz-rock (Weather Report, Steps Ahead), de pop ou d’horizons divers (Joni Mitchell, Neil Young, Fela Kuti). C’est donc logiquement une pulsation binaire qui a ici été privilégiée, et le tandem Philippe Bussonnet/Julien Charlet se fait un plaisir d’offrir au quartet une rythmique toute en énergie. Qui, mieux que Manu Codjia, pouvait faire le lien entre les univers qui entraient dès lors en collision ? Sa guitare sait simultanément alimenter cette dynamique aux affinités rock et apporter au groupe le raffinement du vocabulaire harmonique issu du jazz. Elle peut se concentrer sur un riff comme se délayer en contrepoints évanescents ; elle enrobe les passages calmes de nappes aériennes et strie la musique d’éclairs électriques lorsque celle-ci se fait plus mordante. Les espaces sonores qu’elle aménage sont exploités avec avidité par Sylvain Beuf. Galvanisé par la puissance des musiciens dont il s’est entouré, il prend le temps de construire de longs solos qui font honneur à son phrasé limpide et à sa sonorité chaleureuse. Profondément lyrique au soprano, autoritaire et charismatique au ténor, il imprime à chacune de ses interventions une maîtrise instrumentale et une musicalité remarquables.

A trois reprises, le percussionniste Thomas Gueï intercale ses frappes avec celles du batteur. Son jeu et ses instruments (djembé et tamanois, principalement) renvoient aussi bien aux percussions à peaux des groupes fusion des années 70/80 qu’aux polyrythmies frénétiques de l’afro-beat, tout particulièrement sur « Waiting Free ». Ce titre bénéficie en outre du timbre et de la fougue d’un autre invité, le trompettiste Nicolas Folmer, qui croise aussi son souffle avec Beuf sur « Étoiles ». Sa sonorité incisive tranche avec la volupté d’Alex Tassel, lui aussi de passage sur deux morceaux ; le groove délicat de « Night Walk » et le bien nommé « Something Sweet » lui inspirent des chorus de bugle décontractés et magnifiquement articulés. Les « Larmes » qui clôturent ce disque (pourtant enjoué) sont l’occasion d’une dernière collaboration, et c’est l’accordéoniste Thomas Beuf qui apporte au groupe une ultime variante. Sylvain Beuf a eu l’élégance de soigner ses orchestrations (ayant lui-même recours aux overdubs pour élargir la palette de timbres sur certains thèmes) avec la volonté évidente de mettre en valeur les talents de solistes de ses invités, mais aussi leur couleur instrumentale ; c’est pourquoi ils sont intégrés au cœur des morceaux. Cela a pour conséquence d’apporter de la diversité tout en assurant la cohérence de l’ensemble. Cette incartade électrisée n’en est que plus recommandable.