Entretien

Sylvain Darrifourcq

Rencontre avec le batteur Sylvain Darrifoucq

Depuis le trio Q, en passant par l’Emile Parisien Quartet ou encore MILESDAVISQUINTET !, Sylvain Darrifourcq construit un jeu qui lui est propre. Rencontre avec un batteur pour qui chaque coup porté doit d’abord faire sens.

(La discussion s’est tenue par échange de mails alors qu’il était en tournée en remplacement d’Eric Echampard dans le trio d’Andy Emler - avec Claude Tchamitchian)

- Quel est votre parcours ? La batterie est-elle votre premier instrument ?

Dès l’enfance je tapais partout, tout le temps ; mes parents ont donc voulu m’inscrire le plus tôt possible dans une école de musique. J’ai commencé jeune, les percussions classiques, la batterie, le rock puis le jazz vers 16-17 ans. Mes études n’ont pas été simples et encore moins linéaires, je remercie mes parents d’avoir insisté pour que je continue.

- Pouvez-vous raconter la place que Daniel Humair a joué dans ce parcours ?

A 20 ans, je me suis produit avec mon premier groupe de jazz (dont faisait partie Fidel Fourneyron et Paul Lay) en première partie du quartet Portal/ Sclavis/ Chevillon/ Humair au festival Jazz Naturel à Orthez. J’étais très impressionné. Humair est venu me féliciter. Ce qui, pour lui, était certainement anecdotique a résonné en moi de façon très particulière puisque, une semaine après, j’ai décidé d’arrêter mes études de musicologie et de me lancer dans une carrière de musicien.

- A ce propos, quelle place tient la transmission pour vous ?

J’ai assez peu de certitudes à ce sujet, tout simplement parce qu’il est difficile d’évaluer la « demande » de transmission. On peut enseigner des choses. Mais peut-on transmettre à quelqu’un qui n’a pas de désir ?
De mon côté, j’ai eu besoin de « pères » étant jeune. Je me suis beaucoup nourri de biographies, j’ai beaucoup imité aussi. Aujourd’hui, évidemment, tout ceci a changé.

Je ne veux pas m’empêcher de chercher parce que le milieu du jazz ne voudra pas de tel ou tel projet

- Dans ce prolongement, comment vous situez-vous par rapport à l’histoire du jazz ? Vous définissez-vous comme un musicien de jazz ?

Socialement, je suis considéré comme un musicien de jazz. Je réponds à cette interview pour un magazine de jazz, mes disques sont chroniqués dans des revues consacrées au jazz et la plupart de mes concerts se font dans des lieux qui lui sont dédiés. Même si aujourd’hui, je mets de l’énergie à intégrer d’autres réseaux, mes quinze ans d’activité passés me rattachent à l’histoire de cette musique.

Artistiquement, les choses sont plus complexes. Depuis mes études qui m’ont amené à me passionner pour le be-bop jusqu’à mes projets actuels comme MILESDAVISQUINTET ! et Tendimite, tout s’est fait de façon logique et progressive. Exactement comme on nous l’enseigne : imiter, oublier et trouver sa propre voix. Certains de mes groupes sont peut-être plus assimilables que d’autres par ce milieu mais je travaille également avec des musiciens et des compositeurs qui gravitent dans d’autres sphères.

Le dialogue entre soi et le monde extérieur est plus complexe qu’une confrontation de certitudes.

Il se trouve que mes préoccupations artistiques viennent questionner les frontières du jazz avec celles du rock, des musiques contemporaines, des musiques électroniques, tout en interrogeant ses codes et son image… Ma sensibilité, qui me porte toujours vers les choses qui me sont inconnues, trouve un résonateur formidable dans toutes les formes d’art d’aujourd’hui (désormais facilement disponibles par le web). Et, bien qu’étant conscient des enjeux de diffusion, je ne veux pas m’empêcher de chercher parce que le milieu du jazz ne voudra pas de tel ou tel projet. La question est plutôt : où vais-je justement produire cette musique ? De nouveaux réseaux sont à créer. C’est très excitant ! En cela, je me sens un artiste et non un musicien de jazz. Mais tout autant qu’un cercle de musiciens actuels d’ailleurs, et parmi les plus créatifs. Des projets comme Watt, AUM grand ensemble, Acapulco etc. sont à mes yeux ceux qui disent le plus de choses sur les rapports complexes de la production artistique à la diffusion.

photo Michaël Parque

– A ce sujet, vous vous concentrez beaucoup, en ce moment, sur des projets radicaux (MILESDAVISQUINTET !, God At The Casino, Akosh S., etc.). Est-ce un besoin de positionner la batterie ailleurs que là où elle se trouve traditionnellement ?

Je ne sais pas si mes derniers projets sont plus « radicaux », c’est une notion trop définitive qui englobe des démarches tellement différentes. Ce qui est sûr, c’est qu’aujourd’hui la mienne est plus précise, plus concentrée qu’avant et de moins en moins dépendante de scénarios, de narrations, etc. : comme dirait Ronan Courty, l’émotion excite l’empathie de l’auditeur. Lorsqu’on lui impose des ascenseurs émotionnels, on lui impose son imaginaire. En revanche, si la musique est « neutre » émotionnellement, alors le public se retrouve confronté à sa propre imagination. C’est tout l’objet du travail de Tendimite (duo avec Ronan Courty) et de MILEDAVISQUINTET ! (un trio avec Valentin Ceccaldi et Xavier Camarasa) où nous nous concentrons sur des concepts d’improvisation (agglomération de timbres, superposition des vitesses, illusion sonore etc…) et non sur des narrations et des histoires.

Certains contextes éveillent en moi quelque chose d’impérieux qui me dépasse totalement. Je deviens tyranniquement vivant.

Certains de mes projets me demandent donc de penser à des techniques et à des gestes spécifiques. Et c’est précisément ce qui est excitant. Mon désir n’est pourtant pas de déloger cet instrument de son rôle premier, ce qui serait très ambitieux, mais d’adapter ma technique à des concepts. Si ça crée de nouvelles façons de faire, tant mieux. J’aimerais enfin préciser que tous les groupes dans lesquels je me produis ne me demandent pas la même intensité gestuelle ou technique.

- Comment parvenez-vous à rester le même dans des contextes aussi variés ?

Mais est-on vraiment le même en toute circonstance ? Les désirs et les nécessités internes qui sont parfois déjà contradictoires rencontrent ensuite d’autres dialectiques. Le dialogue entre soi et le monde extérieur est plus complexe qu’une confrontation de certitudes. Tout est en constant mouvement.

Pour moi l’enjeu est d’évaluer sur quel terrain aura lieu la rencontre. C’est à cet endroit que je me sens vivant. Tous ces terrains sont des prétextes à chercher. Évidemment, mes projets n’ont pas tous le même caractère et n’excitent pas la même nécessité intérieure. J’entends par là que le plaisir est une chose (celui de jouer, d’être sur une scène, d’improviser, d’impliquer son corps et sentir les énergies circuler) mais parfois certaines rencontres, certains contextes éveillent en moi quelque chose de plus, de l’ordre de la nécessité ; quelque chose d’impérieux qui me dépasse totalement. Et là, c’est au-delà du plaisir. C’est de l’ordre du vital. Je deviens tyranniquement vivant.

- Votre jeu emprunte à une certaine énergie rock (frappe sèche, découpage mathématique et hypnotique). D’où vous vient cette envie de partir dans cette direction ? Quelle place tient encore le jeu « jazz » dans votre esthétique ?

Je ne sais pas vraiment d’où me vient ce goût pour les espaces géométriques en musique, d’ailleurs c’est quelque chose qui s’est développé lentement en moi. Par contre, je me souviens avoir toujours été sensible à la précision des intentions. Et ce, quelles que soient les esthétiques : le deuxième quatuor de Ligeti, le jeu de Tony Williams dans Out To Lunch, les installations de Ryoji Ikeda, la musique de Meshuggah, les chorégraphies d’Anne Teresa De Keersmaeker, les vidéos de Bill Viola… Tout ça m’a bousculé à un moment et certainement parce que ça rentre en résonance avec mes préoccupations ou mes intuitions.

Il n’est prioritaire pour aucun de nous de faire du hard bop, il est aussi évident que nous prenons beaucoup de plaisir à jouer cette musique !

Quand à la place du jeu « jazz », encore faudrait-il s’entendre sur ce que ça veut dire. Certains projets (God At The Casino par exemple - avec Manuel Hermia et Valentin Ceccaldi) - me demandent un placement particulier que je qualifierais de « jazz » : je peux y accompagner des solos parfois.

J’ajoute enfin qu’il me reste un trio, (avec Benjamin Dousteyssier et Simon Tailleu) avec lequel nous faisons clairement du jazz. Même si nous nous voyons peu, certainement parce qu’il n’est prioritaire pour aucun de nous trois de faire du hard bop, il est aussi très évident que nous prenons beaucoup de plaisir à jouer cette musique ensemble !

photo Michaël Parque

- Votre set de batterie est toujours accompagné d’un certain nombre d’ustensiles et d’effets électroniques. Que cherchez-vous avec ces accessoires périphériques ? Qu’en disent vos partenaires ? Quel avenir voyez-vous à ce travail actuel ?

La batterie est un instrument avec une problématique très particulière : elle n’est apparue que très tardivement (début du XXe siècle) et sa naissance est concomitante à la fois de celle du jazz, des techniques d’enregistrement et donc de la commercialisation de la musique. C’est par ailleurs un instrument qui, à l’origine, n’a été pensé que pour faire du rythme et de la pulsation et qui pourtant est, en même temps, totalement abstrait puisqu’il ne fait ni hauteur précise, ni harmonie, ni mélodie et dont la production sonore ne se définit que par les timbres que cette dernière émet (métal, bois, peaux).

L’humour, c’est l’exacte frontière où l’intellect et le corps se rencontrent.

Je sens ce double héritage en moi. Celui d’une musique pulsée qui excite le corps, et celui de toutes les recherches initiées par les compositeurs du XXe (Varèse en tête), les batteurs de free-jazz et les improvisateurs/expérimentateurs.

D’une part, cette « méta-batterie » me sert donc à dépasser les paradoxes de mon instrument (je peux maintenant faire de la polyphonie, des sons continus, des sons frottés…). D’autre part, tout ce que j’utilise (cithare, moteurs de sextoys, électronique, objets divers) va dans le sens d’une précision, d’une lisibilité et d’un dépouillement toujours plus grands.

- Que ce soit votre musique comme votre attitude en tant que musicien, l’humour tient une place importante. En quoi est-ce une part importante (ou non) de votre manière de vivre la musique ?

L’humour, c’est l’exacte frontière où l’intellect et le corps se rencontrent. L’esprit entend et le corps réagit. C’est un double plaisir, si l’on veut. C’est un moyen de désenclaver le sérieux de ma démarche artistique du domaine de l’intellect. Et peut-être, de m’adresser à un plus grand nombre.

Mais c’est aussi une façon de questionner de façon légère nos musiques, notre milieu, nos pratiques, nos codes, la « religiosité » de notre monde, ce besoin d’icônes, de stars, de Dieu.
L’autodérision est une bonne manière de se dégager de cette relation binaire.

photo Michel Laborde

- Sur quels différents projets travaillez-vous en ce moment ?

Le disque In Love With (avec les frères Ceccaldi qui sort sur le label BeCoq) dont le premier concert, au Triton, sera une carte blanche. Ce sera pour moi l’occasion de créer deux nouveaux projets qui m’enthousiasment : un trio avec Benoit Delbecq et Robin Fincker, ainsi qu’un « Watchin’ with » MILESDAVIQUINTET !, où vont s’entremêler la musique du trio et un dispositif vidéo créé par Jean-Pascal Retel.

Nos réalités économiques sont bien différentes et un frein à un travail en profondeur.

D’autre part, nous allons avec Elise Dabrowski, organiser une deuxième édition du DA-festival, qui se tiendra à l’Atelier du Plateau, à Paris du 24 au 26 mai 2016. Ce sera l’occasion pour moi de proposer une nouvelle forme pour Tendimite, puisque nous allons travailler avec deux danseuses, Soa Ratsifandrihana et Fatoumata Niang. Elles sont incroyables et je suis impatient de présenter ce projet.

- Où en sont vos relations avec la scène anglaise ?

Je me sens très lié à cette scène. J’y ai toujours été plus que bien reçu, que ce soit avec Q, In Bed With, le quartet… Les projets étaient à chaque fois très différents et pourtant tout le monde était toujours d’une grande curiosité. Je joue toujours avec Kit Downes (In Bed With avec Julien Desprez), Corey Mwamba et Andy Champion qui sont des musiciens incroyables. Mais il faut aussi avouer que nos réalités économiques sont bien différentes et un frein à un travail en profondeur. Jazz Shuttle, ce dispositif qui facilitait les échanges franco-anglais, a disparu. On ne peut que le regretter.

- Emile Parisien Quartet : terminé ou simple pause ?

J’ai définitivement quitté le quartet en décembre 2014. Nos désirs et nos névroses ne s’emboîtaient plus. Tout se faisait dans la douleur ; j’ai préféré partir avant que les souvenirs que je garde de notre aventure ne soient ternis par l’amertume.
Même si à mon sens, nous étions arrivés au bout de ce que nous pouvions faire ensemble, aujourd’hui, je suis fier de ces dix ans de travail, de recherche et d’amitié. J’ai aussi appris - et cela dans mon corps, qu’il faut créer du vide pour attiser le désir. Aujourd’hui, je me sens plus vivant que jamais.