Chronique

Terry Riley

Les Yeux fermés & Lifespan

Terry Riley (ts, comp, synth, p, org)

L’art de Terry Riley évoque une bulle de rêves ou de cauchemars, selon l’humeur du moment - une musique mâtinée de Seventies où des doigts pleins d’orgues papillonnent avec célérité. On ferme les yeux pour laisser une poignée de notes vivantes s’enfermer dans une cervelle-réceptacle avant de se métamorphoser en partition hallucinée, et à proprement parler hallucinante. Une musique à laquelle Cronenberg aurait pu penser pour illustrer son Festin Nu (il a préféré tirer la (remarquable) carte Ornette).

Guidé par les premières œuvres aléatoires et les recherches électroniques de John Cage et Stockhausen, Terry Riley inaugura dans ses œuvres (comme Reich et Glass plus tard) un contrepoint fondé sur le rythme plutôt que sur la mélodie. Ce type de musique, dit « minimaliste » ou « répétitive », triompha à New-York dans les années soixante. Le mystique Riley s’inspira notamment des philosophies et des musiques de l’Orient (Ravi Shankar ou le pandit Pran Nath) pour développer une musique méditative générant une sorte d’hypnose sonore à partir de la répétition de brèves cellules mélodiques presque identiques. [1]

L’album (pochette ornée de fleurs et de toiles arachnéennes et hallucinogènes) regroupe deux bandes originales composées par le maître américain au début des années 70. On songe à Robert Wyatt, aux Floyd ou, plus proches de nous, à Supersilent. Le compositeur américain s’est servi de ces partitions de commande pour expérimenter des improvisations modales au clavier (en droite filiation des ragas indiens sur le morceau acrostiche « MICE » ou « Slow Melody in Bhairavi »). Suivant l’adage d’Agnès Varda (dont parle Isabelle Olivier dans Harpe(s) ) : les images doivent exister indépendamment de la musique et vice-versa. A l’auditeur d’écouter ce disque comme un album à part entière.

Seul avec son orgue, son saxophone et ses magnétophones, Terry Riley explore pendant plus d’une heure « les propriétés psychoacoustiques du son et l’énergie qui s’en dégage » [2]. Les Yeux Fermés (film de Joël Santoni sorti en 1972) se compose de deux pièces de près de 18 mn 30, tandis que Lifespan (réalisé par Alexander Whitlaw avec Klaus Kinski) offre six pièces oscillant entre deux et douze minutes. Le tout forme un recueil cohérent sans jamais tomber dans le piège d’une musique monomaniaque ou « organo-centrique ». Sur « Journey from the Death of A Friend », l’orgue est relayé par un piano classique et s’accompagne de sons électroniques de plus en plus oppressants. Certes répétitive (peut-être même un peu trop, mais cela s’explique par l’exercice, à savoir la bande originale de film), la musique de Riley fonctionne par couches successives, nappes de son tour à tour planantes et étouffantes. Les changements incessants de tempo et de nuances, le travail sur la résonance et sur la pression psychologique des notes, confèrent à la musique du chef de file de l’école dite « minimaliste » un caractère méditatif. Si elle se « répète », c’est au sens que Kierkegaard donne au concept de « répétition » : une reprise toujours nouvelle et singulière tournée vers l’avenir.

Sur d’autres morceaux, quand le saxophone pointe le bout de son bec, les ambiances se tournent, avec plus ou moins de bonheur, vers le jazz : si « The Oldtimer » se résume à un clin d’œil, on découvre (sur « Happy Ending ») une polyphonie de saxophones explorant la forme « canon » et dessinant à la longue des unissons cuivrés évoquant la mélodie infinie, indienne ou africaine. On pense même, toutes proportions gardées, à l’intro de l’Ascension de Coltrane, alors que cet individu non identifié est seul !

Mais le compositeur américain se fait encore plus déroutant sur les pièces où il déploie son style fondé sur les répétitions, les effets et l’aléatoire de sons d’orgue qui se chevauchent par bonheur. Si Bach était né au XXè siècle il aurait sans doute pris les traits, les doigts et les aspirations de Terry Riley (sur « G Song ») : « In the Summer », magnifique morceau aérien et atmosphérique où une voix lancinante aux accents célestes proche du Dharma loué par Kerouac accompagne des orgues désorientées, renvoie un groupe comme Air à ses gammes puériles. D’autant que sur « Delay », pièce majeure de la seconde partie de l’album, Riley offre une sorte de B.O. de L’Exorciste moins aguicheuse et plus lascive. Quand on écoute son finale prenant, une petite voix intérieure murmure gentiment et en silence que la musique de Terry Riley est à (re)découvrir d’urgence.

par Mathieu Durand // Publié le 25 juin 2007

[1Cf. Encarta, article « Musique répétitive »

[2Encyclopédie Encarta, article « Terry Riley »