Scènes

Têtes de Jazz à l’Ajmi 2015

Troisième édition (7 - 17 juillet, Avignon)


Photo © Frank Bigotte

« Ensemble, c’est tout ». L’histoire ne dit pas si Anna Gavalda aime le jazz mais voici trois ans que l’Ajmi, sous l’impulsion de son directeur Pierre Villeret, s’emploie à appliquer cette maxime, avec l’appui de nombreux partenaires et coproducteurs.

Les « Têtes de Jazz ! » ont vu le jour en juillet 2012, afin que puissent s’exprimer, au sein même du festival de la Cité des Papes, le jazz et les musiques improvisées. Un pari réussi dont le succès va crescendo.

Si l’on peut y entendre quelques « Têtes d’affiche », l’accent est mis sur les talents émergents dont les musiques sortent des sentiers battus, comme en atteste cette troisième édition. Voici quelques-uns des temps forts auxquels nous avons assisté…

7 & 8 juillet : « Lips On Fire », Journal Intime joue Jimi Hendrix + Le Bal des Faux Frères

Captation vidéo du concert par Frank Bigotte

8 juillet : Donkey Monkey (dans le cadre de Jazz Migration 2015) : on ne présente plus le duo insolite de la pianiste Ève Risser avec Yuko Oshima à la batterie, au chant et aux multiples effets électroniques.

À venir : captation vidéo du concert par Frank Bigotte

9 – 16 juillet : Désir Fiorini

Belle découverte que cet audacieux duo : un piano (Fabian Fiorini) et une voix (Renette Désir) dans sa plus pure expression avec, pour seule amplification, l’acoustique de la salle.

Le chant de Renette est un long fleuve tantôt tranquille, tantôt tumultueux, sur lequel navigue la voix des ancêtres. « Les morts ne sont pas morts » écrivait Birago Diop en 1960 dans « Souffles », poème culte de la négritude. Ainsi, le souffle de Renette ressuscite la mémoire africaine sur des textes de Jacques Roumain, Félix Morisseau-Leroy, Roussan Camille… autant de mots qu’elle s’approprie corps et âme, sous la direction artistique de Michael Wolteche.

Désir Fiorini © Frank Bigotte

Renette Désir chante sa terre (Haïti) et érige un pont entre les eaux du Congo, de la Casamance, du Niger, du Mississippi… c’est ainsi que Billie Holiday (« Strange Fruit ») converse avec Neil Young, Duke Ellington (« Caravan », « African Flower »), Max Roach, Kurt Weill… Complaintes, messages de joie et d’espoir s’entremêlent, soutenus par le jeu éblouissant de Fabian Fiorini : percussif, lyrique et acrobatique jusque dans ses improvisations.

Le voyage serait incomplet s’il ne se poursuivait pas à travers le Pacifique et jusqu’au Brésil : le pèlerinage touche à sa fin avec « Noites do Norte » de Joaquim Nabuco (poète, diplomate, historien, académicien et figure notoire de l’abolition de l’esclavage), sur une musique de Caetano Veloso (album Noites do Norte, Universal). Les passagers que nous sommes quittent le navire, chaloupés par ce récital tour de force.

7-12 juillet : Ambre oZ & Christophe Jodet - « Purcell »

Autre belle surprise et autre duo : celui d’Ambre oZ (chant) et de Christophe Jodet (contrebasse, basse électrique, looper), réunis autour de l’œuvre de Purcell.

Le minimalisme d’une telle configuration et instrumentation expose la substantifique moelle des chefs-d’œuvre du compositeur anglais : Christophe Jodet a axé ses arrangements sur la basse continue et répétitive, caractéristique majeure de la musique de Purcell. Techniquement, cela se traduit par l’enregistrement en boucle de divers patterns et autres motifs joués en temps réel à la contrebasse et à la basse électrique. La présence de cette dernière confère au répertoire un caractère résolument pop, établissant ainsi comme une filiation avec l’esthétique baroque post-élisabéthaine. Un lien de parenté confirmé lorsqu’on sait que Sting, un des « parrains » de la pop anglo-saxonne, s’est abreuvé, le temps d’un album, à la source de John Dowland, lui-même grande influence de Purcell. L’utilisation de pédales d’effets (trémolo et écho) crée de riches textures, parfois même, l’illusion d’un clavecin. Et le duo devient trio… puis quatuor, lorsque les parties jouées à l’archet sont à leur tour bouclées dans la loopstation, évoquant ainsi les violoncelles de Purcell.

La beauté des textes en anglais est pure délectation ; une poésie interprétée avec beaucoup de justesse, de finesse et de majesté par Ambre oZ (on touche au divin avec « O Solitude »). Entre baroque et pop, on reste suspendu sur le fil de ces deux funambules… une performance de haute voltige.

À venir : le reportage photo de Frank Bigotte

13 juillet : Laura Perrudin « Impressions »

J’avais entendu pour la première fois Laura Perrudin alors qu’elle concourait avec son quartet au Crest Jazz Vocal en août 2014 ; la découverte de ce solo fut, cet été, un immense bonheur. Que dis-je ? Un moment suspendu dans l’univers onirique, mystérieux, enchanteur et envoûtant de cette harpiste-chanteuse.

Le charme opère dès les premières notes, entre superposition d’harmonies vocales, lignes de basse et percussions jouées à même la harpe ; le tout bouclé dans son looper et augmenté d’effets divers (delay, fuzz, Whammy et autres), lui conférant par moments un son de guitare électrique (les pédales susnommées lui sont avant tout destinées) pour former une riche palette. Cette variété de textures et de couleurs est rendue possible avant tout grâce à l’instrument confectionné sur mesure par le luthier Philippe Volant : une harpe chromatique à cordes alignées (quarante-neuf, précisément), sans pédales et enfin compatible avec le jazz ; elle offre une vaste possibilité harmonique de jeu.

Laura Perrudin © Frank Bigotte

Sur des poèmes signés William Blake, Oscar Wilde (« Impressions »), James Joyce, William Shakespeare, Edgar Allan Poe ou encore William Butler Yeats, les compositions de la harpiste regorgent d’influences très éclectiques : jazz, musique traditionnelle celtique, pop, folk, trip hop… à forte tendance anglo-saxonne. Son écriture et son phrasé évoquent très clairement Becca Stevens (étoile montante de la scène jazz pop folk et grande influence de Laura Perrudin) mais aussi Björk, Anja Garbarek et Wayne Shorter (celui par qui elle est venue au jazz). Forte de toutes ces références, elle nous transporte dans un monde bien à elle, un « Songe d’une nuit d’été » qui s’achève en un écho de voix circéennes quand vient « Auguries Of Innocence » de William Blake. Ensorcelant.

À venir : captation vidéo de Frank Bigotte et interview en musique

7 – 17 juillet : World Kora Trio, « Un Poisson dans le désert »

Imaginez une terre vierge de toute musique que trois explorateurs auraient fertilisée de leurs univers respectifs : jazz, blues, baroque, pop, folk, mandingue et rock sont les engrais dont le fruit a un nom : World Kora Trio. Une musique solaire à l’énergie communicative : sur scène, les dialogues fusent et le trio fait des étincelles, « façon » Shakti. Point de sitar ici, mais une de ses cousines, la kora de Chérif Soumano, en version électrique et agrémentée d’une pédale wah-wah. Point de guitare, mais le violoncelle électrique d’Eric Longsworth. Point de tablas, mais le set de « percuterie » de David Mirandon. Une attention mutuelle de chaque instant, beaucoup d’humour, des compositions qui repoussent les frontières et dont les improvisations ouvrent de nouveaux espaces. Ce qu’il nous est donné d’entendre ce soir-là est bien plus qu’une musique du monde : une musique des mondes. On quitte la salle le sourire aux lèvres et on se plaît à imaginer une « jam » entre J.-S. Bach, Lamine Konté et Led Zeppelin.

Voir notre captation vidéo par Frank Bigotte ici et . À venir : interview en musique.

Eric Longsworth © Frank Bigotte

Au total, quarante concerts, une exposition (« Les Visages de l’Ajmi » par le photographe Bruno Rumen), des rencontres professionnelles et des tables rondes ont ponctué ces « Têtes de Jazz ! » 2015. Moments essentiels de partage et de réflexion sur la place de l’artiste dans les réseaux de diffusion, le rôle artistique du producteur, ou encore sur les modes de collaboration pour la bonne diffusion et production du jazz… Autant de questions qui ont au moins une réponse en commun et dont le festival a fait son leitmotiv : « L’union fait le jazz ».