Chronique

The Bridge Sessions 01

Sonic communion

Jean-Luc Cappozzo (tp), Douglas R. Ewart (instr à vent), Joëlle Léandre (cb), Bernard Santacruz (cb), Michael Zerang (dm)

Label / Distribution : The Bridge Sessions

Sonic Communion est la première trace discographique du projet transatlantique The Bridge. Ce réseau d’échange réunit des Américains (chicagoans pour la plupart) et des Français autour d’une formation qui dure le temps d’une série de concerts en France puis aux États-Unis. En octobre 2013, cinq d’entre eux posent les fondations de cette aventure d’envergure et signent, sans le savoir, ce qui sera une des plus belles réussites de cette petite dizaine de rencontres.

Que ce soit leur longue pratique individuelle de l’exploration sonore ou une certaine proximité générationnelle, les musiciens qui se produisent en improvisation totale font immédiatement preuve d’un son d’ensemble aussi riche que limpide. L’enjeu n’a rien d’aisé, même si de multiples croisements ont déjà eu lieu en d’autres circonstances : le quintet ne se connaît pas ; pourtant sans attendre rien d’autre que l’inattendu ou l’inentendu, tous se jettent dans l’entreprise sans a priori, avec la confiance en l’autre comme seul soutien.

Dès les premières secondes, ils soulèvent la matière, organisent la masse pour lui insuffler un mouvement à plusieurs vitesses. Dans ces vagues de fond, on découvre alors des épaisseurs aux textures moirées et constamment changeantes. La trompette de Jean-Luc Cappozzo sert des mélodies déviées (sur “Satellites”), contrechant des instruments à vent peu répandus dans ces contextes dont use Douglas R. Ewart. Membre de l’AACM, Ewart a joué avec Anthony Braxton, l’Art Ensemble Of Chicago, Cecil Taylor, Wadada Leo Smith ; il pratique le basson et le didgeridoo à coulisse (sur “Sculpteur d’ondes”), ainsi que les flûtes. Les deux basses, quant à elles, loin de se superposer, ni même s’opposer, sont parfaitement complémentaires : un pied dans le contemporain pour Joëlle Léandre, un dans les racines du jazz pour Bernard Santacruz, elles offrent une belle amplitude à la partie grave du son et, par leurs contributions élégantes, très rythmiques et subtilement décalées, posent des climats solides et évocateurs (l’association archet / pizzicato fonctionne à plein). Ne reste plus à Michael Zerang (qui joue avec Joe McPhee, Peter Brötzmann, Fred Lonberg-Holm ou Eugene Chadbourne) qu’à s’adosser à ce duo pour l’habiller de crépitements et propulser l’ensemble.

Ce qui surprend chez ces individualités qui se fondent tout entières dans le groupe, c’est leur façon d’appréhender le discours général. Car sans savoir où aller, que raconter ? Aucune hésitation, pourtant, ne semble les effleurer. Chacun se positionne à la place qui ne peut être que la sienne et s’y meut avec souplesse pour ne pas figer la narration qui se construit. Les coutures, les plis et les ourlets sont à peine visibles ; les moments de bravoure (Ewart au basson sur “A Cloud Of Sparks”) alternent avec des épisodes plus atmosphériques, bruts et sauvages. Le résultat semble être élaboré par une conscience collective supérieure qui aurait conçu le déroulé du concert avant même qu’il ait lieu. Dès lors la musique sculpte le temps dans l’inertie du présent et projette un récit mythique qui s’en extrait aussitôt. C’est sa beauté que d’être pleine et fragile dans le moment où elle s’ébauche, c’est la force du disque que de pouvoir témoigner de cette beauté-là.