Chronique

Tigran

A Fable

Tigran Hamasyan (pn)

Label / Distribution : Verve / Universal

Des affiches accrochant le regard dans le métro parisien, griffées d’un logo Verve (donc Universal), des critiques élogieuses dans Le Figaro ou Télérama, une chronique sur France Info, un passage au « Fou du Roi » sur France Inter – le même jour qu’Avishai Cohen, un simple prénom sur la pochette et une photo très travaillée, version star de la pop, cheveux en bataille et air négligemment boudeur… Voilà qui pousse à l’urticaire, presque par principe : méfiance instinctive face à l’hyper-médiatisation d’un jeune prodige autodidacte génial, tombé dans la marmite du jazz étant petit, couvert de prix et de louanges, nouvelle coqueluche médiatique (en attendant la prochaine). Cependant, pour contrebalancer cette agaçante impression, il suffit de se remémorer l’excellent Red Hail, enregistré par Tigran Hamasyan (car il est temps de rendre un nom à ce jeune homme) en 2009, avec le quintette Aratta Rebirth, ou la vitalité et le sens mélodique qu’il insuffle au Abu Nawas Rhapsody de Dhafer Youssef.

Fermement décidé à se faire une idée, on finit par dépasser le préjugé et écouter le disque. Et là, une toute autre image se fait jour dès les premières mesures. L’écoute distraite est impossible tant une voix s’impose : très vite, on est captivé. Au long de treize titres courts (aucun n’atteint les six minutes), Tigran impressionne par son sens mélodique, l’aisance de son jeu au service d’une écriture travaillée mais toujours lisible. La musique respire l’enthousiasme, déborde d’une exubérance discrète. Parfois il fredonne lorsqu’il joue, la main droite en général, en musicien profondément ancré dans l’instant. La référence à Keith Jarrett vient à l’esprit, mais la comparaison ne rendrait justice à personne. Cette spontanéité se retrouve sur « Carnaval », un des quatre morceaux chantés et unique titre sur lequel le pianiste n’est pas seul face au clavier : Nate Wood (le batteur qui l’accompagnait déjà au sein d’Aratta Rebirth) vient lui apporter un soutien rythmique en frappant sur un pupitre et en tapant des pieds, pour un résultat qui ne dépareillerait pas sur un disque… d’Avishai Cohen (encore).

Le jeu de Tigran déborde de maîtrise technique mais ne cède jamais à la virtuosité. Aérien, son toucher n’est paradoxalement pas exempt de profondeur lorsque il va chercher le son jusque dans les entrailles du piano. Et si, de prime abord, le disque ne se présente qu’enveloppé d’un noir et blanc au grain épais, laissant entrevoir une musique aussi sombre que la photo de couverture, une fois l’emballage ouvert et le « Rain Shadow » d’ouverture passé, c’est un monde débordant de couleurs qui s’offre aux yeux comme aux oreilles. Entre compositions personnelles, airs tirés du folklore arménien, poèmes ou textes religieux médiévaux mis en musique, ainsi qu’une belle version de « Someday My Prince Will Come », Tigran emprunte à toutes les cultures qui l’ont nourri : la musique classique s’y promène sous les atours de Debussy, Ravel ou Satie mais aussi Rachmaninov. Le rock et la pop, comme toujours, mal éduqués qu’ils sont, ne peuvent s’empêcher de laisser derrière eux des traces de leur passage, tandis que des sédiments plus jazzistiquement corrects affleurent à intervalles régulier (Tigran maîtrise manifestement la culture bop sur le bout des ongles).

L’univers de ce recueil de fables est tour à tour crépusculaire (« Rain Shadow », sur lequel planent les craquements d’un vieux disque), onirique (« The Legend Of The Moon »), merveilleux (« Someday My Prince Will Come »), profond (« A Memory That Became A Dream », « Mother, Where Are You »), léger (« Carnaval », « A Fable »), chaleureux (« What The Waves Brought »), cotonneux (« Illusion »), réconfortant (« Longing »). Mais au sein de cette variété d’approches, c’est dans la nostalgie et dans la mélancolie que le jeune homme est le meilleur.

Serein et sûr de son fait, entre sensibilité et maîtrise, Tigran Hamasyan donne vie à une musique qui parle autant au corps et au cœur qu’à l’esprit. Une bien belle histoire que ce disque, dans lequel il est « fabuleusement » doux de se laisser embarquer.