Scènes

Tord Gustavsen au festival Takk

13 juin 2007, Paris, La Maroquinerie. Une salle pleine, un duo d’avant-garde inventif, un trio en pleine possession de ses épures. Les soirées de l’Ambassadeur (de Norvège), même sans chocolats, sont (toujours) des réussites.


Il ne fallait pas arriver en retard, en ce 13 juin, pour la soirée jazz du Festival Takk, consacré à la scène musicale actuelle de Norvège. Dans une Maroquinerie pleine comme un œuf, il fallait jouer des coudes et d’astuce afin de se ménager une place assez confortable pour jouir de la musique épurée des protégés d’ECM. Seconde raison : il eut été dommage de manquer le duo inaugural à l’allure de Laurel et Hardy scandinaves.


Karl Seglem / Terje Isungset © P.Audoux/Vues sur Scènes
13 juin 2007 - Maroquinerie

Quelle bonne idée d’avoir pensé à Karl Seglem & Terje Isungset pour ouvrir la soirée ! D’ordinaire, on nous aurait gratifiés d’une pâle copie du trio vedette, tant les programmateurs sont à la recherche « d’homogénéité ». Que nenni, Seglem & Isungset sont à l’opposé de Tord Gustavsen, et c’est tant mieux : ils se lèvent, s’assoient, étouffent leurs sons au maximum avant de les lâcher au dernier moment. Les deux personnages jouent (au sens ludique du terme) une musique d’avant-garde entre mimes, cris, percussions, cloches, saxophone parlé puis joué « free », claquements de mains et instruments folkloriques : une musique réjouissante, vivante et organique où tout peut advenir à chaque moment.

Karl Seglem © P.Audoux/Vues sur Scènes
13 juin 2007 - Maroquinerie

Ce sont là des figures illustres de la scène underground norvégienne, dont l’univers légèrement frappé est à découvrir, particulièrement en live. Le concert fut un excellent « amuse-gueule » pour patienter avant l’arrivée d’un plat de résistance tout en saveurs raffinées : Tord Gustavsen.

Beau, intelligent, élégant, le chouchou d’ECM et de Manfred Eicher a tout pour (dé)plaire, et on s’achemine vers son concert jaloux mais curieux, anticipant déjà les discussions :

  • Elegant, delicate and smooth…
  • Vous parlez de Tord Gustavsen ?
  • Who else ?
    Cependant le jeune pianiste norvégien et ses deux compères modèrent, dès les premières notes, tout sentiment malsain, tant la musique qu’ils proposent ce soir-là et majestueuse, épurée et intense.
Tord Gustavsen © P.Audoux/Vues sur Scènes
13 juin 2007 - Maroquinerie

Comme tous les grands artistes, la musique de Gustavsen gagne en ampleur et en profondeur sur scène et sous les oreilles d’auditeurs attentifs. « Finissons-en avec les disques, vulgaires cartes de visite délavées » se dit-on, il faut d’urgence remettre les concerts à l’ordre et au goût du jour, c’est là que la musique se (dé)fait avec vie (et notamment celle du trio norvégien). Un bon concert pousse à la tautologie : les silences y sont encore plus silencieux.

A la différence d’EST par exemple, le Tord Gustavsen Trio (appelons-le TGT) ne cherche pas à faire le « show » : la musique se suffit à elle-même, le but n’étant pas de remplir l’espace musical, mais de le dépouiller et de l’aérer au maximum. Car en concert, les musiciens n’hésitent pas à jouer avec le silence ; celui-ci devient alors le quatrième membre invisible d’un trio qui, alors, se transforme en quartet.

Jarle Vespestad © P.Audoux/Vues sur Scènes
13 juin 2007 - Maroquinerie

Il peut paraître paradoxal de parler d’un concert comme d’une invitation au silence - comme Baudelaire parlait d’invitation au voyage. Pourtant, la prestation exceptionnelle du batteur (que Gustavsen évoque dans l’entretien qu’il a accordé à CitizenJazz) est à l’image de cette entreprise silencieuse : une batterie toute en douceur, qui fait bien plus que caresser les peaux et les cymbales, mais se laisse rayer avec brio et panache - comme dirait Cyrano. Dans ses solos tout en résonance et en écho, où l’on entend respirer les solos parmi les plus apaisés de l’histoire du jazz, Jarle Vespestad mérite bien le nom de “Supersilent” (autre projet excitant auquel il participe), comme si le défi était de faire le moins de bruit possible. Sur le solo de « Where We Went » par exemple, il donne le sentiment que sa batterie est en porcelaine ou en cristal fin, comme s’il était un élégant éléphant jouant d’une batterie fragile, sur la pointe des pattes. De même Harald Johnsen, à la contrebasse, a l’air de s’être donné pour pour devise : « chaque note compte » carpe notem !

Harald Johnsen © P.Audoux/Vues sur Scènes
13 juin 2007 - Maroquinerie

Tord lui-même, quand il prend la parole entre les morceaux, donne l’impression de ne pas vouloir déranger, et nombreux furent les spectateurs surpris et charmés par sa voix doucereuse d’acteur américain timide.

On ressort avec la sensation d’avoir vu, pour la dernière fois peut-être, le trio dans une salle intime, tant les portes d’un avenir doré semblent s’ouvrir devant le TGT. S’il est possible d’avoir des doutes concernant le talent de Gustavsen sur disque [1], sur scène il balaye toutes ces incertitudes, tant la musique prend de la solennité, et (c’est étonnant) davantage d’épure par rapport au récent Being there. Les mélodies, qui sur l’album peuvent sembler un peu faciles, se parent de leurs plus beaux atouts sur scène. Comme dans tous les bons concerts, on redécouvre des morceaux qui avaient échappé à l’attention d’une oreille pourtant agréablement bercée par les titres de Being There : pensons par exemple à la version dépouillée au maximum de « Blessed Feet » ou « At home », à la limite de la musique sacrée. En concert, Gustavsen donne l’impression de jouer encore moins de notes que sur disque, exception faite des solos où ses doigts sont sur le qui-vive et s’agitent comme les pattes d’une araignée tissant sa toile. Sur un « Vicar Street » hypnotique au point qu’on n’ose même pas applaudir, on pense au Keith Jarrett des grands jours.

Tord Gustavsen © P.Audoux/Vues sur Scènes
13 juin 2007 - Maroquinerie

Seule petite déception, l’absence ce soir-là de « Sani » et « Karmosin », les deux pièces les plus troublantes de Being there – même si le trio parvient à rendre les autres aussi désarmantes. Raison de plus pour revenir écouter ce trio dès son retour sur les planches parisiennes.