Scènes

Tourcoing Jazz Festival 2008

En mélangeant têtes d’affiches, musiciens confirmés, jeunes pousses qui émergent ou projets plus singuliers et confidentiels, le Tourcoing Jazz Festival joue de plus en plus la carte de la diversité.


En mélangeant têtes d’affiches (Herbie Hancock), musiciens confirmés (Roy Haynes, Julien Lourau, Giovanni Mirabassi), jeunes pousses qui émergent (Nneka) ou projets plus singuliers et confidentiels (DL Project, 3x6), le Tourcoing Jazz Festival joue de plus en plus la carte de la diversité. Stratégie payante qui vise à élargir le champ du public des concerts de jazz, et dont voici un petit précipité.

Yaron Herman Trio / Roy Haynes Quartet – 22 octobre, Théâtre Municipal Raymond Devos, Tourcoing

Aujourd’hui, manifestement, le public est venu en masse pour Roy Haynes, sans que cela ne l’empêche de goûter aux qualités du trio de Yaron Herman. Dans ce set relativement court, le pianiste israélien réussit à déployer toute sa palette, en partant d’une introspective interprétation du « Prélude n°2 », Op. 35 de Scriabine pour terminer sur sa décapante reprise du « Toxic » de Britney Spears en rappel. De la contemplation aux détonations pop les plus efficaces, il y a un monde que Yaron Herman et ses équipiers franchissent avec une grande facilité. Mis à part de petits enrobages électroniques (à dose homéopathique), on retrouve ici les mêmes qualités que sur le récent A Time For Everything : style économe, sec et raffiné à la fois, section rythmique sans faille, volontiers musclée lorsque Matt Brewer prend un solo à la contrebasse. Une économie qui pourrait dénoter un léger manque de fantaisie : le trio est cohérent, certes, mais contrebasse et batterie ont tendance à s’effacer derrière le pianiste. Des qualités d’immédiateté qui séduisent lorsqu’ils s’agit d’enregistrements en studio, mais qui laissent un peu l’auditeur sur sa faim : on aurait aimé des interprétations plus amples, plus lyriques, moins cérébrales peut-être, tant les titres joués ici appellent naturellement digressions et improvisations en tous genres. Il faut dire aussi que ce n’est pas Gerald Cleaver qui tient la batterie mais Tommy Crane, dont le jeu est plus singulier, plus désarticulé, moins direct. Il se sert beaucoup des cymbales et de la charley, moins à des fins purement rythmiques que pour déployer un tapis sonore d’atmosphères. On n’affichera pas de préférence, mais finalement, ce changement de line-up est l’occasion de redécouvrir les titres.

Yaron Herman © P. Audoux/Vues sur Scènes

Si sa propension à reprendre un peu systématiquement de grands standards pop peut, à la longue, passer pour de la facilité, il faut avouer que le trio s’en sort avec les honneurs dans ce registre — surtout sur scène, où l’énergie peut exploser librement (raison de plus pour regretter l’absence d’improvisation) : ainsi de ce jeu mi-assis, mi-debout sur « Toxic », où le pianiste s’emploie autant à jouer des ostinati de la main gauche qu’à pincer les cordes directement dans l’instrument pour imiter les violons pizzicato de Britney. A l’heure où l’on pleure encore la disparition prématurée d’Esbjörn Svensson, on se dit qu’on tient peut-être là son remplaçant : même charisme scénique, même goût pour les finesses d’écriture mêlées à l’immédiateté de la pop, même incursions (moins prononcées tout de même) sur les terres du bidouillage sonore. Si ce trio continue à donner des concerts aussi enthousiasmants, on a de bonnes raisons d’être optimiste !

Roy Haynes, lui, joue de son grand âge - qui pourtant ne l’empêche ni d’évoluer à l’aise sur la scène, de faire assaut d’humour ou de jouer avec cette virtuosité un rien désinvolte qui lui donne tant d’allure. Accompagné de son nouveau quartette, on se croirait presque revenu au temps de ses jeunes années, n’était cette ascendance de passeur qu’il garde tout au long de son concert, présentant les « very nice gentlemen of music » qui le soutiennent un peu comme s’il était leur vieux maître d’école.

Roy Haynes © P. Audoux/Vues sur Scènes

On pouvait craindre que Haynes se contente d’exploiter le patrimoine musical accumulé au cours de sa longue carrière. S’il se tient toujours au bord d’un quasi-académisme qui peut vite ennuyer, il évite au moins cette posture de rentier. Hormis « Now’s The Time » en rappel, le quartette ne jouera que des titres récents. Pourtant, malgré sa constante générosité spirituelle et une technique impressionnante, il ne parvient pas à passionner : la faute, peut-être, à des musiciens pratiquant un jeu sans surprise (le saxophoniste Jaleel Shaw mis à part, à l’alto et au soprano), surtout comparés à ceux de Yaron Herman. Dommage qu’on n’ait plus que la performance à se mettre sous la dent - mention spéciale au batteur, qui frappe comme Tony Williams à dix-sept ans, lorsqu’il entre de manière fracassante dans le quartette de Dolphy. Tout le monde est ému devant cet homme qui a connu tous les géants, mais aussi un peu déçu (où sont les gloires d’antan ?), et rassuré à la fois : vivement la relève ! La jeune garde n’a rien à envier aux monstres sacrés…

Seun Kuti & Fela’s Egypt 80 – 23 octobre, Théâtre Sébastopol, Lille

Tout d’abord, on n’entend qu’eux : tantôt droits comme des piquets, tantôt courbés sous un poids imaginaire, à chaque extrémité de la scène, Wale Toriola et Okon Iyamba - le premier à la clave (petite percussion en bois creuse), le second au shekere (sorte de grosse maraca). Wale frappe la pulsation deux fois, Okon une fois, mais en sourdine, et avec un son plus diffus. L’excellent set de Seun Kuti durera une heure et demie durant laquelle ils ne s’arrêteront pratiquement jamais. Une tâche apparemment ingrate qui est peut-être la clé de voute de l’ensemble. [1] Ces deux-là donnent le tempo, le freinent ou l’accélèrent à l’envi, et démultiplient la pulsation si bien que ce groupe carré livre aussi des polyrythmies complexes : entre la conga géante, les percussions diverses et la batterie, auxquels il faudra ajouter la guitare rythmique d’Alade Oluwagbemiga, on ne sait plus quel bout tirer de cette vaste trame. Les musiciens produisent avant tout un temps spécifique à cette musique, à la fois incantatoire et rituel : temps séparé du temps quotidien, dont nous voilà soudain extraits, et temps plus dense, temps rythmique continu. Quelque chose rend cette musique à la fois si joyeuse et émouvante par ce qu’elle contient de sacré, et c’est peut-être justement ce rythme ininterrompu - une manière de concevoir le temps de la vie et le temps de la musique comme des durées aboutées, unies, réunies - en continuité.

Seun Kuti © J.-M. Laouénan/Vues sur Scènes

Là-dessus peut se déployer tout ce qu’on connaît déjà de la musique de Seun Kuti pour l’avoir longuement écoutée dans sa version disque : une rythmique vigoureuse, deux guitares au cordeau, une basse lourde et puissante et une section de cuivres qui multiplie de beaux unissons et contrepoints, quand elle ne ménage pas de généreux soli (pas extraordinaires, et absents des enregistrements studios). Le concert s’ouvre par « Don’t Give That Shit To Me », chanté par Tajudeen Lekan Animasahum, qui officie aussi au saxophone baryton. Simple mise en bouche avant l’entrée sur scène de Seun Kuti, félin noir, presque féminin, et lion politique redoutable qui entonnera tout au long du concert de virulents hymnes insurrectionnels sur un ton sarcastique qu’on ne lui connaissait pas (l’album Many Things est, pour sa part, intégralement rageur). L’homme est racé, son allure anachronique (sa chemise à motifs, son pantalon en lamé), sa gestuelle d’un raffinement aristocratique peu commun. Nul doute que sa beauté, sa distinction sont pour beaucoup dans son influence sur le public.

Mélangeant titres de son père et compositions originales, Seun Kuti est bien loin de gérer l’entreprise familiale, comme l’ont suggéré quelques sceptiques à la sortie du disque. D’une part, les titres de Fela sont plutôt condensés : pas d’improvisations ni de digressions sinueuses ; d’autre part, les morceaux du fils font bonne figure au milieu des classiques avérés. Passeront ainsi « Na Oil », « Many Things », « Think Africa », un « Mosquito Song » dévastateur et, en rappel, « Fire Dance ». Le public participe avec enthousiasme, soit qu’il marque la pulsation par des battements de mains, soit qu’il chante ou scande les diatribes de Seun en chœur avec la formation. De sorte que, dans ce théâtre à l’ancienne, alors qu’on se croyait condamné à rester assis (une telle musique s’écoute avec le corps entier !), tous se lèvent dès le troisième morceau pour accompagner les déhanchements farfelus du leader, et une cohorte de spectateurs envahit l’allée centrale. Où l’on retrouve la qualité qui nous avait tant séduit dans Many Things : cette ampleur proprement politique, cette capacité à rassembler les foules, ce statut de porte-voix géant pour les antiennes révolutionnaires d’aujourd’hui et de demain. Rarement disque nous avait semblé aussi honnêtement politique ou politiquement honnête (au sens où il engage sans tricher tout le corps collectif), et aussi puissant dans son registre. Cette qualité, Seun Kuti et ses musiciens viennent d’en administrer la preuve magistrale : il n’y aura qu’un seul rappel, mais les spectateurs resteront longtemps debout pour en solliciter un autre. A cet instant précis, nous sommes tous unis pour défendre une même musique et tout ce qu’elle charrie.

par Mathias Kusnierz // Publié le 1er décembre 2008

[1C’est d’ailleurs Wale qui viendra serrer les mains des premiers rangs à la fin du concert.