Scènes

Tout dépend du pont des paons

32e D’jazz Nevers Festival : troisième


Rencontre avec le public. © Philippe Méziat

Bonheurs très variés hier à Nevers, depuis la joie partagée de Ikui Doki et Sylvain Rifflet jusqu’aux hallucinantes discussions de spécialistes à propos de Stan Getz.
Et du « pont » de « The Peacocks ».

Ikui Doki © Christophe Charpenel

Le temps se resserre, les concerts se succèdent, et la connexion est très insuffisante. Alors on fait au mieux, mais vite. Hier à midi, le moment de grâce, de musique, d’enchantement, la traversée des chants de Bilitis, l’évocation (discrète - l’éros sait rester léger) de Pierre Louÿs, la présence constante d’un univers de sons et d’harmonies venus en droite ligne de notre Debussy, c’était Ikui Doki, avec Hugues Mayot (cl, ts), Sophie Bernado (basson) et Rafaëlle Rinaudo (harpe). Regardez leurs visages épanouis, leurs rires, pendant la rencontre avec le public, et vous aurez une idée très exacte de ce salon de musique. L’heure des heureux, c’est presque la béatitude. De tels moments se prolongent longtemps.

Après être passés par la case théâtre, où Hugues Mayot (ts) faisait entendre son quartet « What If ? », une proposition énergique, bonne à prendre pour ceux qui ont besoin de ça, avec Jozef Dumoulin (claviers), de Bach à Wagner, Joachim Florent (b), précis, capable de remettre sur le chemin les plus excentrés, et Franck Vaillant (dm), toujours d’un engagement exemplaire, on a apprécié la version de concert du Re-Focus de Sylvain Rifflet. Pour beaucoup, dont j’étais, dont je suis encore, pas une seconde d’ennui, une attention constante à ce son superbe, hérité de Stan Getz, et aux couleurs orchestrales d’un quatuor à cordes bien en place. Donc oui.

Reste l’histoire qui suit. J’espère qu’elle ne vous ennuiera pas trop… Car, en rappel, Sylvain Rifflet joue « The Peacocks », un magnifique thème du pianiste Jimmy Rowles. Alors voilà la question. Double, sinon plus.

Sylvain Rifflet joue ReFocus © Christophe Charpenel

Stan Getz fait-il le paon, ou non, dans « The Peacocks » ?
Et avec qui a-t-il enregistré ce morceau pour la première fois ?

Le 16 août 1974, au festival de jazz de Middelheim, en Belgique, Stan Getz (ts), Bill Evans (p), Eddie Gomez (b), et Marty Morell (dm) jouent ensemble, dans des circonstances brumeuses (Bill Evans aurait refusé de jouer derrière Getz). Ils sont enregistrés, à leur insu, mais cette bande « pirate » donne très vite lieu à une édition. Entre autres morceaux interprétés ce soir là, « The Peacocks », un thème du pianiste Jimmy Rowles, probablement apporté par Getz. Lequel, aux dires de Sylvain Rifflet, ne joue pas le pont du morceau, jugé trop difficile pour ses notes aiguës.

On remarquera que « The Peacocks » se traduit en français par « Les Paons ».
Quand on sait que le « pont », dans un standard de forme AABA, est constitué par la partie B du morceau, on s’amusera de ce que notre langue permet l’assonance entre « paon » et « pont ».
Je laisse la question ouverte, bien incapable que je suis de trancher sur ce point, mais si Sylvain Rifflet m’assure que le grand Stan ne joue pas le pont, pourquoi mettre en doute sa parole ?

En octobre 1975 (date imprécise), Jimmy Rowles enregistre, en quartet, ce même morceau, avec encore une fois Stan Getz (ts), Buster Williams (b) et Elvin Jones (dm). Un disque Columbia sort l’année suivante, où le saxophoniste est crédité en premier et présente le pianiste, peu connu à l’époque.
Toutes ces précisions un peu superfétatoires pour « expliquer » la discussion que nous avons eue hier soir, Pascal Anquetil (Jazz Magazine), Arnaud Merlin (France Musique) et moi-même quand, après avoir écouté ce thème par Sylvain Rifflet, accompagné seulement d’un petit harmonium indien, j’ai cru bon de dire que Stan Getz, dans mon souvenir, était accompagné d’un autre pianiste que Jimmy Rowles. Je ne me souvenais plus lequel. Je fus vite confondu par mes collègues, qui n’eurent aucun mal à me montrer la pochette du disque Columbia. Confus, battu, humilié, je rentrai dans ma chambre d’hôtel, où je n’eus aucun mal à restituer le bon déroulement des choses.

Une bonne discographie m’indiqua qu’en un sens j’avais raison, puisque la version Getz/Evans est antérieure à la version Getz/Rowles. Et je me souviens parfaitement que j’avais réussi à me procurer ce disque pirate, qui pour moi est donc la référence « princeps » de ce sublime morceau, avec son pont et ses paons. Sans oublier qu’André Francis, à l’époque, avait réussi lui aussi à se procurer la bande et l’avait diffusée sur France Musique.

Tout ça n’a aucune importance, mais il faut persévérer dans ses convictions, même si on a tort sur le fond : en l’occurrence, ma mémoire avait bien retenu ce qu’il fallait retenir.