Scènes

Tremplin Jazz d’Avignon 2002

un concours très couru


Le principe du Tremplin jazz d’Avignon est maintenant connu : faire concourir, dans le Cloître des Carmes, des groupes français le premier soir et européens le second, en présence d’un jury attentif composé de personnalités du monde du jazz, musiciens, ingénieur du son, représentants de labels, journalistes de la presse spécialisée.

Le président était cette année Aldo Romano mais François Théberge, directeur de la département Jazz du CSNM le remplaça le premier soir pour la finale nationale. Comme le public invité à ses manifestations a son mot à dire et ne se prive pas d’exprimer son avis, un prix du public fut créé tout spécialement cette année, et ainsi un groupe italien très « mainstream », le Max Ionata quartet eut la joie de passer en première partie du concert d’Aldo Romano « Because of Bechet » : une soirée italienne en quelque sorte, bien que le jury ait soutenu très fermement deux soirs de suite le groupe pour lui le plus cohérent dans le jeu et les compositions, à savoir le Joël Gauvrit Quintet de Chelles (77). Si Joël Gauvrit est pianiste, arrangeur et compositeur de l’ensemble, il sut laisser la part belle aux deux solistes , Sylvain Rifflet aux saxophones ténor et soprano et Airelle Besson (trompette, bugle). Ce groupe français fut donc le vainqueur du Tremplin 2002, le prix du soliste revenant au pianiste Emmanuel Duprey du Chéret Renard quintet de Pantin, qui a déjà une personnalité très affirmée.

Le Tremplin permet aux vainqueurs d’effectuer une mini-tournée de trois dates, d’enregistrer à La Buissonne dans un des studios les plus réputés sous la direction du talentueux Gérard De Haro, et de passer dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes pour le concert d’ouverture du prochain Tremplin. Sacré challenge que réussit à surmonter le groupe vainqueur de l’an dernier, Aleksi Tuomarila Quartet, pour le seul concert programmé au Palais des Papes, celui du trio de Brad Mehldau. Malgré le prix de location très élevé demandé par la régie municipale en charge de ce lieu mythique, on put compter près de 1700 spectateurs sur les 2000 de la Cour d’Honneur après de nouveaux aménagements.

Ainsi se confirme le succès d’une manifestation créée il y a douze ans par une association de bénévoles déterminés. Concerts gratuits ou non, il fallut refuser du monde chaque soir aux Carmes. Un public de fidèles et d’amateurs s’est ainsi constitué, qui n’est pas du à la fréquentation touristique : volontairement, le Tremplin Jazz commence à la fin du célèbre festival de théâtre quand les Avignonnais retrouvent leur ville. C’est grâce au soutien de ces amis de longue date que la manifestation se développe et à une équipe de bénévoles formidables (du photographe Claude Dinhut qui constitue chaque année un press-book attachant, aux jeunes femmes qui servent, dans les allées du cloître, pendant les entractes, sandwiches et boissons dont la cuvée de Cairanne, spécial tremplin, le Côte du Rhône partenaire de ce concours.)

Une organisation solide et des mécènes efficaces, l’aide importante de la municipalité, du département , Avignon mérite bien son titre de ville de passion et de culture. Le jazz a sa place et le conseiller de l’Association départementale de la danse et de la musique, Bertrand Furic qui présente chaque soirée en compagnie du directeur artistique du Tremplin Jazz, Michel Eymenier, nous donne même la primeur d’un tout nouveau projet pour cet automne dans le Vaucluse, une opération Jazzmixer qui unira à l’association du Tremplin l’autre partenaire absolument incontournable du jazz en Avignon, à savoir l’Ajmi qui assure grâce à l’efficacité et au travail de fond mené par Jean-Paul Ricard une programmation de grande qualité tous les jeudis soir à La Manutention.

Si le concert de Brad Mehldau fut assez classique pour ceux qui apprécient ce pianiste, Carlos Maza et son groupe dans le programme Fidelidad furent un des grands moments du Tremplin. On aurait pu s’attendre à la soirée latino typique : il fut question de métissage, d’amitié et de générosité pour une musique amerindienne et sud-américaine, fièvreuse et très inventive . Après les albums aux titres explicites Donde estoy et Tierra fertil, il célèbre à sa façon la grande île qui l’a reçu et par un chant incantatoire en appelle à la tolérance et à la paix entre les hommes. Entouré de six amis, bons comédiens, véritables boute en trains sur scène mais aussi musiciens virtuoses, le violoniste Aniel Gonzalès, le trompettiste Yelfris Valdes, Carlos rend hommage à la vie, à l’éducation reçue à Guanabacoa et à toutes ces petites gens qui fécondent la terre de leurs larmes et de leur sang. Tiraillé entre le Chili, qui est sa terre natale, la France et Cuba, il sait aussi rappeler que le 11 septembre, avant d’être la tragédie de 2001 fut aussi le coup d’état contre Salvador Allende en 1973. Cette date est gravée à jamais dans la mémoire des Chiliens dont beaucoup furent condamnés à l’exil quand ils ne furent pas torturés et exécutés. Il pleut (toujours) sur Santiago… Mais dans le cœur de ce Chilien nomade, le soleil efface vite les larmes et il rappelle par cet « himno de la Escuela Elemental de Musica Guillermo Tomas » que tous les écoliers entonnent le matin à l’arrivée à l’école, qu’à Cuba, tous les enfants, même les plus pauvres ont la chance de recevoir une éducation musicale sérieuse. La chance et le talent feront d’eux mêmes la sélection. C’est ainsi que Carlos joue non seulement du piano, du saxophone alto et de divers instruments à vent dont flûtes et charanga sans compter le chant qui s’intègre à sa culture. Deux rappels et ce n’est plus aussi fréquent que ça pour ses amigos qui ne voulaient plus quitter la scène.

Changement de ton avec Because of Bechet, l’hommage très personnel du groupe d’Aldo Romano : si on s’attendait à une énième reprise des tubes (les oignons, Petite Fleur, Dans les rues d’Antibes) la musique du clarinettiste revisitée intelligemment, dans un parti pris moderne, sans l’apport de drums samplers et de l’électronique, comme c’est le cas pour le CD sorti il y a quelques mois, sert de tremplin à l’imaginaire. Aldo Romano nous entraîne dans une somptueuse ballade qu’il avoue inspirée de la fréquentation de Bachelard « Dreams and waters » mais il sait aussi laisser aller l’improvisation d’un quintette en grande forme : s’il reste le dandy (il arbore une superbe chemise grise et bordeaux ) à la voix cassée et à la nonchalance désabusée, il sait toujours choisir ses partenaires (il a tout de même joué avec Gato Barbieri) et a formé ces dernières de beaux ensembles, de Palatino à la Suite africaine : Emmanuel Bex qu’il connaît de longue date est souverain à l’orgue Hammond , les saxophonistes transalpins, les milanais Emmanuele Cisi et Francesco Bearzatti qui se révèlent des partenaires inspirés avec quelques beaux solos sur Petite fleur arrangée superbement par Bex ou le classique Muskat Ramble. Le pont et le thème des Rues d’Antibes nous mettent en appétit avant que Romano nous serve des oignons très « rissolés » . On l’aura compris, il ne s’agit pas d’un hommage compassé et sans nuance, mais d’une musique bien vivante, sensuelle. Ce groupe sait innerver d’une vivacité bienvenue un jazz classique et populaire et réconcilier ainsi modernité et nostalgie. Une certaine idée du jazz.