Chronique

Troc

Troc 2011

A. Ceccarelli (dms), J. Top (b), C. Engel (g), A. Ligertwood (voc), E. Legnini (p, kb) + O. Ker Ourio (harm), D. El Malek (ts), S. Chausse (fl, cl).

Label / Distribution : Universal

Quarante ans ! Ou presque. Qui aurait pu imaginer que l’éphémère Troc, né en 1971 et mis en cessation d’activité dès l’année suivante, non sans avoir publié un album devenu aujourd’hui un collector et joué sa musique sur quelques grandes scènes européennes, pointerait à nouveau le bout du nez avec ce cru 2011 ? Cru qui est une agréable cuvée…

Troc, une sacrée histoire qui commence à la fin des années 60 : celle de l’admiration réciproque entre un batteur, André Ceccarelli et un chanteur, Alex Ligertwood, dont les chemins s’étaient croisés du côté de Rome. Celle, surtout, d’une formation aux contours généreux dont les autres piliers avaient pour nom Henri Giordano (piano), Claude Engel ou Jacky Giraudeau (guitare) et Jannick Top (basse). Troc investissait un secteur hautement concurrentiel et non sans risques, celui d’un jazz rock dont les figures les plus emblématiques avaient pour nom Weather Report, Return To Forever ou Mahavishnu Orchestra. Un défi ambitieux que le groupe saura relever sans jamais se livrer à l’exercice un peu vain d’une imitation sans âme - pas du tout le genre d’un Ceccarelli, artiste chaleureux, qui trouvait alors en Jannick Top un partenaire rythmique hors pair, pas plus que de Claude Engel, tout juste débarqué de la planète Magma. Ligertwood, quant à lui, était imprégné de soul ou de blues et savait s’y prendre pour insuffler au groupe cette essence vitale qui délivre la bonne énergie.

Jannick Top © H. Collon/Objectif Jazz

André Ceccarelli nous donne sa définition de Troc : « Nous avions développé une esthétique complexe et simple à la fois : africano-cubano-brésilo-rock avec une démarche résolument jazz ». Et comme nous l’explique Jannick Top, les musiciens avaient à cette époque, celle du siècle dernier, tout à créer. Autant dire qu’avec un tel credo, ces enfants du Miles électrique pouvaient envisager leur avenir avec confiance. Durant sa trop brève existence, Troc sut éviter le piège de la fadeur, souvent inhérent aux tentatives de synthèse entre des univers pas aisément conciliables, et s’illustra en première partie de pointures comme Soft Machine ou le Mahavishnu Orchestra. Son premier disque (et donc unique jusqu’à cette année) jettera les ponts élégants qu’on pouvait espérer de lui entre jazz et rock. Chaque musicien semblait au meilleur de sa forme et c’est avec une amère déception que beaucoup apprirent l’arrêt brutal de leur collaboration. Leur avenir passait, semble-t-il, par d’autres cheminements. Repéré par Christian Vander, Jannick Top s’engouffre à son tour dans le chaudron Magma [1], avant de pousser quelques années plus tard ses basses fréquences aux côtés de chanteurs dits de « variété ». On connaît le parcours d’André Ceccarelli, devenu l’un des maîtres batteurs de la scène jazz européenne ; quant à Alex Ligertwood, il s’illustrera avec Brian Auger, Jeff Beck puis Santana ; outre plusieurs tentatives en solo, Claude Engel, lui aussi, ira souvent faire un tour du côté de la variété française.

Il faut croire néanmoins que le gène du Troc sommeillait en eux… Non seulement parce qu’on retrouvera une bonne partie de l’équipe dans un album solo d’André Ceccarelli en 1976, avant qu’elle ne s’évanouisse de nouveau, mais aussi parce que cette expérience singulière est remontée à la surface de leurs esprits à l’occasion de récentes retrouvailles, pendant des répétitions pour un spectacle autour de Francis Lai. Ceccarelli, Engel et Top sont prêts à ferrailler de nouveau et Ligertwood rapatrié très vite de Los Angeles pour retrouver les vieux amis ; seul Henri Giordano, dont la santé ne lui permettait pas de repartir à l’aventure, manque au générique de la version 2011 mais il trouve en Eric Legnini, « jeunot » qui n’avait que deux ans à la grande époque, un remplaçant que tous savent capable d’injecter avec à-propos dans la musique de Troc tout le funk et le beat qui illuminent ses albums. A bien y réfléchir, The Vox et la voix de Krystle Warren [i] ne sont pas si loin ; on perçoit très vite comme un air de famille entre les deux univers. Sauf qu’ici, on n’oublie pas de brancher l’électricité et de gonfler ses muscles, parce que c’est cela aussi, le jazz rock de Troc : une affaire de courant qui passe, et dès la première prise !

Quarante ans. Soit, comme le dit le premier titre : « Just One Moment And A Half ». Et parce que Troc version XXIe siècle ne saurait être considéré comme une entité limitée à ses cinq têtes chercheuses, le groupe invite les enlumineurs que sont Olivier Ker-Ourio, Stéphane Chausse et David El-Malek. Du beau monde pour un disque chatoyant et une musique dont le dosage en vitamines est de ceux qui assurent un bon équilibre. Maturité, certes, mais avec toute la fraîcheur des débuts car, à l’évidence, tout ce petit monde s’est retrouvé pour la joie de jouer et de partager ce qu’il a de meilleur à nous offrir. Pulsation, groove et mélodie. Voilà pour la recette du cocktail qui pourrait vous garantir de passer un excellent hiver.

Troc 2011 @ Philippe Levy-Stab

Car Troc 2011 vous saute joyeusement à la figure ! Dès les premières notes de « Just One Moment… », la basse de Top, plus basse que jamais, bondit avec des allures de fauve sur la batterie du complice Ceccarelli, comme aux plus beaux jours. On est heureux aussi de retrouver la guitare de Claude Engel qui, avouons-le, nous a tout de même manqué. Rauque et diseuse de beaucoup d’aventures, la voix d’Alex Ligertwood fournit à l’ensemble sa part d’authenticité héritée du blues et des journées passées sur la route. Et que dire de Legnini, dont on se demande si, finalement, il n’était pas déjà un peu membre de Troc quand il était enfant… Parfaitement intégré, le gamin, au point que sa reprise de « Memphis Dude » [2] semble avoir été écrite pour l’occasion !

Chacun est venu avec sa composition, comme on apporterait un plat pour un grand repas de famille. Parfois, des amis ont voulu être de la fête : Pierre Bertrand, Baptiste Trotignon ou Olivier Ker Ourio ont eux aussi contribué à ce festin roboratif. Au-delà de l’ébullition souriante qui gagne le groupe sur une bonne part des compositions [3], on apprécie aussi que Troc sache déposer les armes pour de belles ballades, tel cet « Another Door » qui met en évidence la sensualité recueillie du saxophone d’El Malek, ou encore « For SB », sur des arrangements délicats de Pierre Bertrand. Quant à « African Skies », signé par et dédié à Michael Brecker, on peut la tenir pour ce que ce jazz rock détendu peut produire de meilleur : thème accrocheur, riffs toniques de Claude Engel et pulsion d’une rythmique unie, tous les ingrédients de cette musique de l’entre-deux sont au rendez-vous.

Le temps d’un disque, Troc réussit son retour. Saura-t-il exister un peu plus longtemps que sa première et fugace mouture ? On a envie de le souhaiter à ces papys flingueurs qui ont, à l’évidence, pris grand plaisir à rejouer ensemble. Envie aussi de retrouver cette équipe sur scène, histoire de s’assurer que la rencontre n’était pas que de circonstance, mais plutôt l’expression d’une volonté collective. Nous ne sommes peut-être plus à l’époque où tout était à créer, mais les mois à venir seront aussi pour nous tous ceux d’une mobilisation de bien des énergies. Dans un contexte difficile, il n’est pas mauvais que les anciens viennent nous taper dans le dos et nous suggérer un chemin à suivre.

par Denis Desassis // Publié le 12 décembre 2011

[1Sa contribution à l’épanouissement du groupe sera déterminante ; en témoigne notamment Köhntarkösz (1974), dont la singularité doit beaucoup à son travail.

[iThe Vox est le nom du dernier album d’Eric Legnini et Krystle Warren celui de la chanteuse qu’il a intégrée à sa formation après l’avoir croisée sur les plateaux de l’émission de télévision One Shot Not, animée par Manu Katché.

[2Qui ouvrait Miss Soul, son premier album en trio en 2006.

[3En cela, Jannick Top et son « Give Me The Spirit » n’est pas le dernier à faire bouillir la marmite ; tout comme Claude Engel, impeccable sur son « Troc City » bluesy et électrique à souhait, belle occasion de rappeler quel instrumentiste hors pair il reste.