Scènes

Un soir à l’Ermitage… (2008)


Emler-Tchamitchian-Echampard Trio + François Merville Quartet

Deux regards sur cette affiche de haut vol dans un des lieux les plus conviviaux de Paris. Mais que l’on soit au rez-de-chaussée ou au balcon, le point d’ouïe ne change pas radicalement. Voyez plutôt.

A. Emler © H. Collon/Vues sur Scènes

JL : Le studio de l’Ermitage proposait ce soir-là une bien belle affiche avec deux formations aux antipodes l’une de l’autre, l’aérien trio acoustique d’Andy Emler - Claude Tchamitchian - Eric Echampard et le quartet très électrifié de François Merville. Tendresse et onirisme pour celui-là, sauvagerie et décibels pour celui-ci et la sortie d’O Mago Hermeto, relecture originale de l’œuvre d’Hermeto Pascoal [1]. La soirée commence dans une atmosphère intimiste. Une musique de chambre moderne dans un théâtre de poche, regards et oreilles sont braqués de toute part. Andy Emler et ses deux comparses, nullement intimidés, semblent prendre un plaisir très naturel à interpréter une composition dans la veine d’A quelle distance sommes-nous ? Une complicité ancienne lie ces trois grands improvisateurs impressionnistes, qui s’exprime aussi bien sous les doigts ou les baguettes que par les sourires et les regards de connivence.

SC : Je ne connaissais pas la scène de l’Ermitage mais ce « Studio » a la juste dimension pour accueillir la musique de ce trio attachant : depuis la mezzanine, en vue plongeante sur la scène, on partage bien la complicité que tu soulignais entre nos trois compères. Andy Emler nous réserve un plaisir raffiné avec ce trio, à l’univers immédiatement reconnaissable, « esthétisant », j’ose le terme, avec ce piano si « romanesque ». Les trois musiciens poursuivent la démarche entreprise dès leur premier CD, Tee Time, en 2003, sur le jeune label In circum girum, un « solo permanent à trois », entre musique savante et populaire. Tu évoques un jazz « chambré », oui, avec quelques dérèglements, toujours raisonnés, qui maintient une certaine rigueur dans ces « formes ouvertes ».
Jamais complices n’ont autant pris le temps de faire entendre leur voix à part égale, et le contrebassiste Claude Tchamitchian donne toute sa mesure dans des passages irrésistibles, étrangement palpitants, tel ce « Quelque chose à dire », qui tente, en près de quinze minutes, le pari impossible de la déclaration. Ainsi se brosse à larges traits dans notre imaginaire un paysage dégagé ponctué de superbes improvisations, d’accélérations intensément rageuses où l’on apprécie toujours autant l’énergie froide et la force d’Eric Echampard (« Voyage en comptine »). Au piano, au contraire, douceur insistante, entêtante d’un Andy Emler faussement impressionniste, avec un peu trop d’envolées lyriques - mais sans doute est-ce le contrepoint des fulgurances de la rythmique.

E. Echampard © H. Collon/Vues sur Scènes

JL : Romanesque, romantique, lyrique… il s’en faut de peu que le piano devienne parfois fleur-bleue. Naïf mais bleu malgré tout. Car par son jeu tout en accords profonds, Emler suscite de réelles impressions colorées, tendance Picasso précoce. Et lorsque « Tcham’ » saisit l’archet à la façon des musiciens baroques, c’est comme s’il utilisait le pigment harmonique pour peindre les séracs de solitaires glaciers himalayens.

Pourtant, dans l’impossibilité de cette déclaration on sent aussi comme une récitation. Ont-ils finalement « quelque chose à dire » après ce pur joyau gravé sur disque ? Ce morceau emblématique, de par sa longueur (15 minutes), la diversité de ses climats, de ses motifs thématiques, passe moins bien dans les conditions du direct. Les musiciens sont peut-être trop fidèles aux morceaux d’origine (jusque dans certains soli), comme des interprètes classiques qu’ils ne sont pourtant pas, et seul Echampard surprend réellement. Cela dit la beauté reste présente à chaque instant, même si elle ne réside pas toujours dans l’explosion spontanée de l’improvisation. A l’inverse, le quartet de François Merville donne une plus grande impression de liberté créatrice mais, parallèlment, dérange par sa tendance à se perdre dans les méandres de la digression.

C. Tchamitchian © H. Collon/Vues sur Scènes

SC : Certes, mais les musiciens ne se répètent pas pour autant. L’écoute du trio d’Emler a quelque chose de très surprenant, cette obsession de la réitération, cette insistance à reprendre à l’identique le même fragment, jusqu’à ce que la ritournelle s’impose à notre esprit et nous emprisonne. Fluide, irrésistible, étrange mais aussi palpitante, la musique s’épanche pour ensuite évoluer en passant des fragments engagés et percussifs vers des moments de plus intense méditation.

Ce fragment, ce bris de discours est aussi présent sur « Voyage en comptine », thème qui se découpe et qu’on attend, entend dans la musique qui passe. On en reconnaît la figure, liée à un crescendo qu’entretient le roulement magnifique, terriblement sec et précis, jamais sentimental d’Eric Echampard. Puis le piano termine par les accords « bleutés » que tu as transposés en images si justes. Le bleu est assurément la couleur de ce trio. Cet imaginaire est en grande part celui d’Andy Emler, compositeur de la plupart des titres (hormis les improvisations à trois). Même dans le rappel de Claude Tchamitchian « Réveil à Lhassa », s’entend cette direction infléchie par le pianiste vers une dimension narrative, émotive, de plus en plus affirmée, jusqu’à atteindre à une douce violence

JL : Une douce violence qui n’a bien sur rien à voir avec celle du second set ! Avec le quartet de Merville les oreilles sont un peu brutalisées au début. Effet de contraste mais pas seulement. Entouré d’un guitar hero postmoderne - Gilles Coronado – d’un saxophoniste lunaire – Christophe Monniot – et d’un bassiste discret – Nicolas Lemoullec – le batteur/leader s’oriente vers une déconstruction sonore de l’œuvre d’Hermeto Pascoal. A la fin, on devine par exemple des bribes du fameux « Nem um talvez » [2] par ailleurs assez fidèle à l’esprit de l’original dans son aspect dangereusement calme. Jusqu’à ce moment d’apaisement inquiet, l’ambiance est globalement agitée mais jamais monotone. Particulièrement inspiré ce soir-là, Monniot use de ses effets électroniques habituels, mais à bon escient. Il nous rappelle aussi toute l’étendue de son talent – on n’en doutait d’ailleurs pas – aux différents saxophones. Son sopranino souvent léger lorgne vers des airs d’inspiration populaire, plutôt d’Europe de l’est. Il devient plus grave au baryton mais pas tant dans le registre que dans les chants déchirés qu’il en tire, sorte d’appels du grand large. Et surtout on sent une maîtrise (retrouvée) de tous les instants, malgré des attitudes scéniques de pantin désarticulé.

SC : Nous n’arriverons décidément pas à nous opposer sur ce concert et ces deux groupes fort différents, échantillon représentatif des musiques jazz actuelles, en partie improvisées. Au final, je m’en réjouis car s’il est parfois nécessaire de ne pas entrer dans un consensus « politiquement correct », il est réconfortant de voir qu’une écoute attentive, complice mais rigoureuse, conduit à un jugement sans équivoque. Je partage ton avis sur le groupe de François Merville dans son adaptation très libre de ce diable de Pascoal - dont j’ai lu que la folie animait les interventions souvent théâtrales, avec des instruments insolites et les bruits les plus divers (jusqu’aux cris de cochon !). Brésilien attaché au traditionns de son pays, ce polyinstrumentiste doué a introduit dans ses mélodies tous les ingrédients de l’époque : fusion, free, avec indéniablement ce sens du rythme et des couleurs propres à la musique sud-américaine.

G. Coronado © H. Collon/Vues sur Scènes

C’est Christophe Monniot qui pour moi, assume parfaitement l’art subtil de la transition au sein d’un même titre quand il reprend des thèmes de Pascoal. Suave et fondant, il est d’une infinie douceur au baryton, mais sait enchaîner dans la plus belle tradition du swing puis se lancer dans le « décalage oreille » et sortir de drôles de sons, des couinements (« Bebê » ou « Crianzas ») ; il est formidablement festif sur le délicieux « Chorinho pra ele » que nous avons tous en mémoire sans savoir même que c’est du Pascoal. Si j’ai trouvé que le bassiste était mixé trop fort, Merville, qui compose la plupart des titres et arrange les compositions de Pascoal, est à la bonne place, leader discret mais efficace, et percussionniste accompli.

JL : Enfin, on pourra une fois de plus insister sur l’importance de Gilles Coronado dans la réussite de ce « projet » [3]. Comme avec Caroline ou Thôt, son jeu de desperado de la six-cordes fait merville… pardon merveille. Encore que, justement, ses interventions rythmiques soient un de ses principaux atouts, comme chez le batteur, dont c’est tout de même le rôle principal. S’il fallait regimber, on pourrait juste regretter que cette réalisation fasse encore dans l’hommage. Hommage à un grand musicien méconnu, certes, mais hommage quand même. Pourquoi toujours se placer dans l’ombre imposante des aînés pour justifier sa démarche artistique ? N’est-ce pas justement par peur de faire œuvre, parce qu’il est plus facile de se contenter du… projet ?

SC : Tu me donnes envie de réécouter le disque pour Gilles Coronado. Comme quoi, enregistrement et concert sont vraiment indissociables. Le premier permet de revenir sur les impressions si subjectives du moment saisi au vol lors du second.

Chr. Monniot © H. Collon/Vues sur Scènes

Par ailleurs, tu insistes sur un aspect essentiel de notre époque qui multiplie les hommages, les tributes par crainte de ne pas savoir faire « aussi bien » ! C’est déjà mieux que les reprises, les remakes - rarement réussis au théâtre comme au cinéma. Dans le registre des musiques jazz actuelles, nulle tentation de revival : on ne joue pas à l’identique, on essaie de transposer, d’adapter au goût du jour. Pourquoi pas ? Mais comment ne pas se sentir écrasé, aujourd’hui, par la production, la fantastique créativité des musiciens d’alors, qui ne devaient pas se poser autant de questions, ou du moins pas les mêmes… Je n’irai pas jusqu’à reprendre l’exemple désespérant de Coltrane avec les bluettes de Broadway : c’est un air de rien du tout, une petite ritournelle qui l’ont inspiré pour « My Favorite Things ». Et le résultat ne se discute pas. Mais comment se libérer de la dette qu’on peut ressentir envers les grands anciens ? Comment Merville aurait-il dû baptiser son projet ?

par Julien Lefèvre , Sophie Chambon // Publié le 21 mai 2008

[1Musicien brésilien alliant jazz et musiques populaires dont certaines compositions furent remarquées et reprises par Miles Davis

[2qui figure aussi sur le Live Evil de Miles Davis

[3on ressent par ailleurs un besoin pressant de trouver des synonymes à ce terme un peu trop systématique… osons « œuvre » ?