Tribune

Vide-grenier chez Naïma

Des œuvres anthumes aux œuvres posthumes de John Coltrane


La parution de Both Directions at Once a été fort justement célébrée dans le monde du jazz et au-delà. On ne reviendra pas sur la grande qualité musicale du produit, adoptée à l’unanimité sans abstention. L’attention se portera sur les relations entre enregistrement, édition et mise à la disposition du public, en se limitant au seul John Coltrane et à ses prestations en studio, laissant de côté les redécouvertes de festivals, tournées et concerts qui se succèdent à un rythme soutenu .

Car pour les enregistrements en studio, des traces existent : la séance d’enregistrement du 6 mars 1963, réalisée au studio de Rudy Van Gelder, Englewood Cliffs, NJ, est répertoriée avec numéros de matrices dans les discographies, et signalée dans le livret de The Classic quartet-Complete Impulse ! Studio Recordings (1998).

La publication de cette lost session rappelle un scénario voisin, tiré de la musique classique. Wilhelm Furtwängler avait dirigé des concerts entre 1942 et 1944 à la Philharmonie de Berlin, dont les enregistrements étaient conservés dans les bâtiments de la radio, occupés lors de la chute de Berlin en 1945 par les Soviétiques, parfaitement conscients de la valeur de ces enregistrements. D’abord soigneusement archivés, ils ont fait au cours des années 60, des apparitions furtives et aléatoires sur disques. C’est au moment de la Perestroïka, sous l’impulsion du directeur du département musique de la radio de Moscou, Stanislav Stempnevski, que ces enregistrements firent leur retour solennel le 15 octobre 1987 au SFB (chaîne de radio-télévision publique de Berlin Ouest). Et les disques ont été publiés ensuite par Deutsche Grammophon, qui est à Furtwängler ce que Impulse ! est à Coltrane…

Des traces de prestations en studio sont toujours conservées (dates, personnel, numéros de matrices), ce qui amène à s’interroger sur les choix effectués pour leur publication.

Alphonse Allais aimait parler de ses œuvres anthumes, laissant à plus tard ses œuvres posthumes. On pourrait même ajouter les « projets posthumes » (sic), selon Samuel Regnard dans Rolling Stones. Pour John Coltrane, les œuvres anthumes sont closes avec l’album Meditations, enregistré pour Impulse ! le 23 novembre 1965, et publié à l’automne 1966. Ont suivi juste après sa mort les publications d’enregistrements en studio et en public : Village Vanguard Again, Expression. D’autres sont apparues au cours des années suivantes, avec des fortunes diverses. Par exemple, Living Space et Joy, enregistrés le 16 juin 1965, publiés par Impulse ! A 9225, sont agrémentés du barbouillage d’Alice Coltrane, qui reprend le rôle de Daniele de Volterra, surnommé Il Braghettone pour ses recouvrements textiles pudiques du Jugement Dernier de Michel-Ange à la Chapelle Sixtine. L’enregistrement sera heureusement publié en version restaurée. Puis est venu le temps des découvertes parfois dénichées par Ravi Coltrane. Des traces de prestations en studio sont toujours conservées (dates, personnel, numéros de matrices), ce qui amène à s’interroger sur les choix effectués pour leur publication.

La catégorie d’œuvres anthumes chez John Coltrane se divise en deux sous-groupes, en fonction de ses contrats d’enregistrements des compagnies Prestige, Atlantic et Impulse. Dans ce dernier cas, la mort s’est produite au cours de son contrat. Pour les autres labels, on distingue les disques publiés pendant la durée du contrat, et ceux après expiration. La distinction n’est pas anecdotique. En effet, les compagnies de disques avaient l’habitude d’être de la plus grande discrétion concernant les dates d’enregistrement : Blue Note, Atlantic et Prestige en particulier. Cela permettait de différer les publications, tout en laissant croire que le disque était tout frais.

Les enregistrements de John Coltrane pour Prestige et ses satellites New Jazz et Status, en dehors des sessions avec Miles Davis publiées à part, sont réunis dans trois coffrets. Fearless Leader rassemble les enregistrements en tant que leader, Interplay les publications dans un cadre désigné comme collectif (par exemple Tenor Conclave), et Side Steps les participations de John Coltrane comme sideman. Les CD sont présentés dans l’ordre chronologique de la sessionography, et non de la discography, les dates de parution figurant à part dans le livret. La discographie dans le monde du jazz repose sur deux piliers : la date d’enregistrement et le personnel. D’où la différence fondamentale avec la bibliographie. Pour un livre, c’est la date de l’achevé d’imprimer à la dernière page et du dépôt légal situé à la même date, ou très près, qui constituent la référence. Pour le jazz, le terme de discographie, calqué sur celui de bibliographie, devrait concerner uniquement la date de mise à disposition du public (release).

L’usage n’a pas retenu le terme, un peu maladroit, de sessionography, mais la discography au sens de parution éclaire sur les relations entre l’artiste, la production et le public, comme on peut le constater dans le cas de Miles Davis, avec les publications par Columbia distillant des enregistrements pendant sa période de retrait de la vie artistique, sans mention de dates. On signale cependant le choix effectué par Contemporary Records, au temps de la direction de Lester Kœnig. Au dos des disques vinyles, figuraient les dates d’enregistrements, mais aussi la date de la rédaction du texte de présentation, servant en fait de date de release. Ce qui a pu poser quelques problèmes. Ainsi, le disque d’Hampton Hawes For Real, avec Harold Land, Scott LaFaro et Frank Butler, enregistré le 17 mars 1958, est seulement publié en 1961, pendant l’incarcération d’Hampton Hawes. Le texte de présentation, signé Leonard Feather, est daté du 6 juillet, le jour de la mort de Scott LaFaro. Lester Kœnig doit donc rapidement insérer un encadré…

Seuls trois disques de John Coltrane en tant que leader ont été publiés au cours de son contrat avec Prestige (Coltrane, John Coltrane With the Red Garland Trio, Soultrane). Pour les huit autres, il a fallu attendre l’effet de notoriété. C’est le cas en particulier de Bahia et de The Last Trane (le rédacteur du titre ne manque pas de toupet), publiés en 1965. Accessoirement, Dakar, publié en 1963 sous le nom de John Coltrane seul, résultait de la session du 20 avril 1957, publiée en 1958 hors de la série des 7000 de Prestige sous le titre Modern Jazz Survey Baritone & French Horns (Prestige 16-6). Les autres disques enregistrés dans un cadre collectif (coffret Interplay) ont connu des délais de publication plus raisonnables, entre 1957 et 1959, ainsi que les disques sous un autre leader désigné, rassemblés dans Side Steps. Bob Weinstock faisait-il le pari d’une renommée future ? Difficile de répondre. Et cela recommence lors du passage chez Atlantic. Bags and Trane, avec Milt Jackson, enregistré en 1959 est publié fin 1961, Olé Coltrane, Coltrane Plays the Blues et Coltrane’s Sound sont publiés en 1962 et 1964, et surtout The Avant Garde, Coltrane co-leader avec Don Cherry, en 1966. On ajoutera le rassemblement de pièces non publiées (The Coltrane Legacy, 1970, et Alternate Takes (1975), et d’autres inédits, inclus dans le coffret The Heavyweight Champion.

Crainte de surproduction ? Ou volonté de ne pas revenir à une période dite « classique » de l’itinéraire de John Coltrane, pour coller à l’actualité ?

Ce bref rappel historique n’est pas tout à fait fortuit lorsqu’on examine la période Impulse ! On y retrouve l’imprécision des dates et des lieux d’enregistrements dans les éditions originales, la présence de prestations en concert et en studio dans le même album, et surtout, alors que John Coltrane est au sommet de son art et de sa renommée, la mise au congélateur de sessions sans que l’on puisse trouver une explication d’ordre artistique. Transition est quasiment du même niveau que A Love Supreme. Crainte de surproduction ? Ou volonté de ne pas revenir à une période dite « classique » de l’itinéraire de John Coltrane, pour coller à l’actualité ? Le slogan The New Wave of Jazz Is On Impulse ! est quelque peu exagéré à l’examen du catalogue, où figurent en abondance des albums conventionnels, du moins dans les cent premières références. Précisément, de la session du 6 mars, le seul morceau publié dans la compilation The Definitive Jazz Scene vol. 3 (Impulse ! A9101) est « Vilia » (take 5), composé par Franz Lehar (La Veuve Joyeuse) et joué sans surprise - en opposition, on le constate aujourd’hui, avec le reste de la séance.

Les prestations de Coltrane fin 1962 et début 1963 se situent nettement en retrait par rapport aux enregistrements du Village Vanguard et de Coltrane en studio. Avec les ballades, les enregistrements avec Duke Ellington et Johnny Hartman, c’est donc une facette aimable de John Coltrane qui est proposée, alors qu’à la même époque, les concerts lors des tournées européennes et des festivals montrent un Coltrane toujours sur le front de l’inventivité. S’agit-il d’une politique délibérée du producteur Bob Thiele ? On optera pour le commentaire, plutôt bienveillant, de Lewis Porter : « Son idée n’était pas de rendre Coltrane commercial, mais de prouver aux critiques qu’il possédait des racines et un talent merveilleux pour les standards traditionnels. » [1]

La parution de la séance du 6 mars 1963, comme celle des autres œuvres posthumes, inédits ou découvertes, ne modifie pas l’appréciation sur la musique de John Coltrane dans une perspective historique. Elle n’entraîne pas de remise en question. Le niveau des œuvres posthumes est similaire à celui des œuvres anthumes. A l’échelle de la production au jour le jour, elle confirme l’existence d’une non-continuité dans le développement artistique. Ainsi, la séance des 17 et 18 février 1965 (The John Coltrane Quartet Plays, avec en particulier « Chim Chim Cheree ») peut se concevoir comme une récupération, au sens sportif, après l’effort gigantesque de A Love Supreme. A l’inverse, au studio Van Gelder, entre Duke Ellington et Johnny Harman, Coltrane a pu ressentir la nécessité intérieure de renouer avec l’aventure.

Il existe encore des enregistrements dits perdus, qui figurent dans la John Coltrane Discography. A commencer par ceux de la session s’étalant du 11 avril au 29 juin 1962, ayant produit le disque, anthume, Coltrane (A21). 11 références sont portées disparues dans la discographie du coffret Complete Impulse ! Studio Recordings (1998). En 2002, une Deluxe Edition introduit 7 inédits, dont quatre versions de Tunji, non référencées dans le coffret. Il resterait donc, selon la Coltrane Discography, 11 titres portés disparus, dont une version de « Out Of This Word », pièce qui n’a pas eu le retentissement de « My Favorite Things », et ses reprises dans les concerts et festivals. De quoi constituer un album… Parmi les sessions en studio réalisées après la disparition du quartet historique, les séances du 21 au 28 avril 1966, du 27 février, du 29 mars et du 17 mai 1967 attendent leur tour de redécouverte.

Tous les espoirs sont permis. On peut alors imaginer un vide-grenier chez Naïma ou Alice, organisé par Ravi. Ou bien l’hypothèse de l’exécution d’un mandat de perquisition du FBI.

par Joël Pailhé // Publié le 23 septembre 2018

[1Porter (Lewis), « John Coltrane. Sa vie, sa musique », Outre Mesure, 2007, p. 218.