Entretien

Youn Sun Nah

Retour sur une carrière fulgurante

Quelques instants avant le tout premier concert de sa tournée, dans le cadre du 26ème Festival A Vaulx Jazz, Citizen Jazz a rencontré Youn Sun Nah pour évoquer son dernier album, les musiciens qui l’accompagnent, le public, la réalité du jazz en Asie…

- Vous entamez ce soir une très longue tournée, par le nombre de dates comme par le nombre de kilomètres parcourus. Vous allez même jusqu’à Vancouver, je crois ?

Oui. On a peut-être un mois ou deux de break. Sinon, la tournée est prévue pour durer jusqu’à la fin de l’année. Je mixe le duo avec Ulf Wakenius et la formation en quartet. Quant au répertoire, rien n’est vraiment fixé mais il y a des morceaux que nous aimons reprendre.

- Vous aviez déjà effectué de si longues tournées ?

Oui, depuis la sortie de Same Girl, j’ai fait à peu près 250 concerts. Je ne peux pas me plaindre. J’ai vraiment de la chance. C’est physique, mais en même temps, je suis ressourcée par le public.

Youn Sun Nah - Photo Michel Laborde

- La scène agit-elle pour vous comme un aiguillon ?

Oui, bien sûr. Ça peut être une caresse, ça peut être l’encouragement, être l’amour… En fait, je ressens vraiment l’énergie positive. C’est grâce au public que j’ai pu faire tout cela, j’en suis sûre.

- Voyage respirait la sérénité, le calme. Ce nouvel album, Lento, semble de prime abord de même nature et pourtant, on sent de nouvelles énergies, presque de la colère…

C’est ma nature. Je suis asiatique ! Je fais rarement les choses vite. J’essaie de temporiser, je réfléchis beaucoup, je me pose des questions sur ce que je fais, sur la vie en général… Quand j’ai préparé cet album, j’étais en pleine tournée, je n’avais pas beaucoup de temps mais je voulais le faire. J’ai dit stop, je garde un mois pour moi et j’ai pris le temps, tous les jours, comme si j’avais six mois devant moi. Et puis l’enregistrement est arrivé, on l’a fait en peu de jours. Mais même si nous avons enregistré en une seule prise, j’ai eu l’impression d’avoir pris le temps. C’est comme un album live.

- Pourquoi ce choix d’une seule prise ?

Ce n’était pas mon choix au début. En fait moi j’aurais bien aimé en faire dix. Pour Voyage, on en a souvent fait trois ou quatre. Et puis, Ulf m’a dit : « Ce n’est pas toujours une bonne idée de refaire trois ou quatre fois les mêmes morceaux ; tu verras, tu choisiras la première prise » ; moi, j’aimais pouvoir choisir. Mais finalement il avait raison, on a toujours choisi la première parce qu’il y a plus de spontanéité, plus d’intensité. C’est ce que j’aime dans le jazz. De fait, on a enregistré Same Girl comme si c’était en live. Pour Lento, ça a été la même chose.

- Comment s’est produite la rencontre avec Ulf ? Le connaissiez-vous à l’époque où il jouait avec Oscar Peterson ?

Avant de venir en France je n’écoutais pas de jazz. C’est en France que je l’ai découvert. Je n’avais pas le temps. Je n’y connaissais rien. Je faisais quatre écoles en même temps. J’écoutais plein de musiques. Je ne connaissais pas Ulf Wakenius non plus. Puis, quand je suis rentrée en Corée, j’ai vu un concert de NHOP avec Ulf, à Séoul. Et il était extraordinaire. Il y a à peu près cinq ans, un théâtre en Corée m’a commandé une série de concerts. Et comme c’était un petit théâtre, je voulais une petite formation, par exemple en duo avec un guitariste. Donc j’ai fait appel à Ulf, qui est gentiment venu - il ne me connaissait pas du tout ! Il est assez ouvert, musicalement et culturellement. On a fait trois concerts ensemble puis il m’a dit : « Il faut qu’on enregistre un album. » C’est comme ça que Voyage est né.

- Le jazz vous a donc séduite ; on a pourtant le sentiment, en vous écoutant, que vous ne comptez par forcément vous en tenir là, mais plutôt regarder dans toutes les directions ?

Quand je suis arrivée en France, en 1995, j’étais comme une éponge : tout ce que j’entendais m’intéressait. Après, je ne suis pas née aux Etats-Unis, je ne suis pas née en France… je ne suis pas née avec le swing. Alors, dans le cas de certains musiciens je ne savais pas si c’était le jazz ! Je demandais aux autres ! Et j’ai donc vu que le jazz, ça pouvait être plein de choses. Alors, bien sûr, j’ai relevé tout ce qu’Ella Fitzgerald a chanté, j’ai essayé de l’imiter - mais c’est impossible, je ne pourrai jamais. Donc j’ai laissé tomber.

- Pourtant, on a l’impression que vous pouvez tout aborder, que vous ne forcez jamais ni vos effets ni votre registre, que vous ne repoussez jamais vos limites, et ce tout en gardant une voix limpide.

Bien sûr que j’ai mes limites ! En fait, j’essaie de faire comme si j’étais instrumentiste. J’essaie ce que j’entends. De plus, Ulf m’encourage beaucoup. Il me donne des défis.

- Et pour les arrangements ?

On… s’arrange toujours. Je lui propose des choses. Il m’en propose à son tour. Et on arrive toujours à un point commun.

- Sur vos albums, vous faites souvent appel à de nouveaux instruments. Sur Same Girl, la kalimba, par exemple. Aujourd’hui, vous intégrez l’accordéon avec Vincent Peirani.

Vincent Peirani, photo Frank Bigotte

C’est étrange, mais j’ai l’impression que c’est un instrument universel. C’est comme lorsqu’on écoute un morceau écossais : même si on ne les a jamais entendus, certains sons sonnent tout de suite familiers. Tantôt nostalgiques, tantôt mélancoliques. L’accordéon n’est pas un instrument coréen. Mais quand ils écoutent de l’accordéon, les Coréens ressentent une espèce de nostalgie. Je ne sais pas pourquoi. Et on adore cet instrument.

Quant à Vincent Peirani, je l’ai rencontré il y a dix ans. On a eu l’occasion de jouer ensemble, puis on s’est perdus de vue. Je l’ai invité en concert il y a à peu près deux ans et on s’est très bien entendus. Du coup, je lui ai proposé d’intégrer mon groupe. Il était ravi. Il est aussi sur l’album… et sort actuellement son propre disque ! En effet, un soir, le directeur du label ACT est venu nous écouter, et il est tombé en admiration devant lui. Il faut dire que Vincent peut faire sonner son accordéon comme un orgue. J’aime les musiciens qui savent faire sonner différemment leur instrument, comme un orchestre entier. Comme Ulf à la guitare.

- Avez-vous souvent utilisé la formule piano, basse, batterie ?

Oui, quand j’ai commencé, au CIM, à Paris ; on a formé un premier groupe avec des élèves.

  • Quelle langue préférez-vous pour le chant ?

L’anglais, c’est une question d’habitude. En jazz, la plupart des morceaux sont écrits en anglais. Mais en même temps, j’aime bien chanter en français, en coréen ou en portugais. Chaque langue a son charme, une sonorité différente.

- Dans le dernier disque, un morceau détonne : ce « Lament » où vous semblez sortir de vos gonds. Comme est né ce morceau inclassable ?

Par hasard. Mon producteur, Axel Matignon, avec qui je travaille depuis longtemps, m’avait demandé d’écrire. Mais je ne considère pas comme une compositrice. Je suis plutôt une chanteuse. Je n’arrive pas à faire de belles propositions. Sur Voyage, j’en ai fait six. J’essaye de m’y mettre petit à petit, mais il me faut du temps. Je lui ai dit que j’allais essayer. Après avoir écrit deux morceaux, malgré le désir de continuer, je n’y arrivais pas. Et puis un jour il me demande : « As-tu quelque chose à me faire écouter ? » Je réponds que oui mais que je n’en suis pas contente, que je ne pense pas retenir le morceau pour le disque. Il me propose alors de le lui faire écouter. C’était « Lament ». Il a dit qu’il fallait absolument le garder. Moi je ne voulais pas. Je préférais quelque chose de simple mais avec un peu plus de matière quand même. J’avais juste composé une musique sur cinq accords. (Ce qui ne m’empêche pas d’adorer la musique minimaliste !) Cela dit, j’avais aussi dans l’idée que l’accordéon aille crescendo. On a décidé de le garder. J’ai envoyé la partition à Vincent ainsi qu’une démo sur un petit magnétophone. On en a parlé un peu, puis on s’est lancés. Ce n’est donc pas du tout un morceau fait pour plaire ! Mais les gens m’en parlent ; je suis d’ailleurs très touchée. J’étais très sincère sur le moment. Je n’étais « pas prête » (cf. les paroles de la chanson, « I’m not ready to… » - NDLR).

Youn Sun Nah/Ulf Wakenius - Photo Michel Laborde

- Beaucoup de tendresse dans cet album… C’est ce qui vous inspire ?

Pour faire de la musique, il faut un peu de technique mais avant tout de l’émotion, celle que je peux donner, celle que les gens me renvoient. C’est pour ça que j’adore les chanteuses latino : quand elles chantent, même si on ne comprend pas les paroles, on sent quelque chose. C’est ça que j’aime.

- Au fait, que raconte le morceau chanté en coréen, « Arirang » ?

C’est une sorte de blues où il y a tout : la vie, la tristesse, la joie, l’espoir, le désespoir ; c’est le berceau de la musique coréenne. Tout le monde connaît cette chanson. Même en France, quand je la chante, il y a des gens qui pleurent même s’ils ne comprennent pas les paroles. Il a quelque chose d’universel lui aussi. C’est la force des folk songs, même quand on ne comprend pas la langue. Il m’est arrivé d’écouter une folk song en suédois et d’éprouver les mêmes émotions, alors que je ne comprends pas la langue.

- Et ce morceau de Tom Waits ? Qu’est-ce qui vous a poussée à le reprendre ?

Mon admiration sincère pour Tom Waits. La première fois que j’ai entendu cette chanson, j’ai cru que les enceintes étaient endommagées car je n’avais jamais entendu une voix aussi bizarre. C’était magique. En la reprenant, j’ai voulu lui rendre une sorte d’hommage. Je ne sais pas si je suis à la hauteur…

- Comment voyez-vous vos prochains albums, toujours jazz ? Ou bien allez-vous vous diriger vers d’autres rivages ?

Je vais rester jazz. Ce que j’ai appris depuis que j’en fais c’est qu’il y aura toujours des ingrédients jazz, de l’improvisation, de l’interaction dans ma musique. Mais je peux collaborer avec d’autres musiciens. J’ai un long chemin à faire. Je suis assez curieuse. Quand j’enregistre un album, je n’ai jamais de concept : je chante les morceaux dont j’ai envie sur le moment. Mais six mois après, ils sonneront très différemment.

- Enfin, vous êtes aujourd’hui une des grandes représentantes du jazz asiatique. Selon vous, l’Europe est-elle assez attentive à ce qui se passe en Asie en matière de jazz ?

Le jazz voyage et existe dans le monde entier. C’est avant tout un échange. Cela dit, nous n’avons pas la même histoire. Par exemple, il n’y a pas très longtemps qu’on écoute du jazz en Corée. On ne peut pas comparer. Le jazz est occidental, pas du tout asiatique. Mais quand je vais dans les pays asiatiques, il y a toujours des musiciens de jazz. Il va peut-être falloir un peu de temps pour que nous venions jouer ici, proposer quelque chose.

- Et le Japon ?

Le Japon, c’est autre chose - il y a là-bas une longue histoire jazz. Mais pour les autres pays, il faudra du temps. En Corée, de plus en plus de musiciens de jazz viennent donner des cours. Donc, à suivre…

- Aller chanter un jour en Corée du Nord, c’est un projet ?

J’aimerais bien, mais en même temps, c’est le seul pays où on ne peut pas aller ! Enfin, je garde toujours l’espoir. Mon père vient de Corée du Nord. Mais on n’a pas de nouvelles de nos cousins depuis 1950. Un jour, peut-être. J’espère ! Mais ce jour là tous les musiciens, tous les habitants de mon pays pourront y aller aussi !