Tribune

Zappa zappé

Celui qui n’aime pas Zappa lève le doigt


Lorsqu’il a été question d’un numéro spécial Zappa, j’ai accepté que Citizen Jazz commémore la disparition de ce musicien étonnant et éclectique, d’autant que je ne devais ni ne voulais m’en occuper : je n’aime pas Zappa. Il m’ennuie.

Entendons-nous bien, je ne dis jamais que je n’aime pas une musique sans l’avoir écoutée. Je dis, dans ce cas, que je ne connais pas (ou trop peu). Mais dans le cas qui nous intéresse, je connais. J’ai l’intégrale de Frank Zappa (enfin, une intégrale limitée aux albums officiels ; je ne suis pas allé cherché plus loin, faut pas pousser) : Freak Out, Burnt Weeny Sandwich, Weasels Ripped My Flesh, Fillmore East-June, Grand Wazoo, Overnite Sensation, Roxy and Elsewhere, Stokholm, Apostrophe, Bongo Fury, Zappa in New York, Joe’s Garage, Sheik Yerbouti, Sleep Dirt, Tinsel Town Rebellion, You Are What You Is, Does Humor Belong In Music, Jazz From Hell, Guitar et d’autres albums posthumes.

Aussi, ayant écouté les disques en question depuis quelques années (et particulièrement pour cet article), je sais que je n’aime pas ce musicien, ses compositions, ses ambiances, ses idées, ses couleurs, etc. [1]
Je lui reconnais bien évidemment des qualités et je sais pertinemment qu’il fait partie des grands noms de la musique du XXe siècle. [2] Je ne dis pas que c’est mauvais, ni dénué d’intérêt. Et même, j’avoue qu’au milieu de l’ensemble, il m’arrive d’apprécier quelques morceaux sympathiques, mais rien que de devoir les chercher, je renonce à l’avance, ça m’ennuie.

Frank Zappa : Does Humor Belong in Music ? (1986)

Je vais donc tenter d’expliquer pourquoi.
Dans un premier temps, la musique de Zappa me semble correspondre à ce que j’appelle la musique potentielle. C’est à dire une musique, un type d’arrangement, d’orchestration, d’écriture – une couleur, un style, appelez ça comme vous voulez – qui peut être joué. On peut le faire. C’est potentiellement réalisable. Or, ce n’est pas parce qu’on peut le faire qu’il faut le faire. Il faut qu’il y ait un sens. Je ne comprends pas le bazar intégral de ses arrangements et compositions qui consiste à piocher dans plusieurs esthétiques, plusieurs écoles stylistiques et de tout mélanger dans un syncrétisme qui, pour moi, n’est qu’un brouet - et je ne parle pas du magnifique Bitches Brew.
On dit souvent du jazz que c’est la plus populaire des musiques savantes et la plus savante des musiques populaires. J’ai parfois l’impression que Zappa se tire une balle dans chaque pied : trop savant pour être populaire et trop populaire pour être savant.
Car je ne suis jamais totalement convaincu par les narrations des morceaux qui, lorsqu’ils prennent une direction plus marquée qu’une autre – un blues, un arrangement orchestral, du rock, etc., ne vont pas jusqu’au bout de l’idée. C’est imparfait, incomplet, bâclé. Je reste sur ma faim, en permanence. Il y a sûrement un art de la frustration, voire un certain sadisme qui m’échappe ici.

Une autre chose qui ne me touche pas, c’est son sens de l’humour. C’est un problème pour un musicien qui fait partie des rares compositeurs à utiliser l’humour et la dérision dans leur musique. C’est d’ailleurs une des raisons qui ont poussé Rahsaan Roland Kirk et Frank Zappa a jouer ensemble lors d’une jam session en 1969. Ces deux-là partageaient la même appétence pour le drôle. Sauf que je préfère Roland Kirk qui se prend moins au sérieux. Ou Peter Sellers qui chante les Beatles avec un détachement absolu. Ou même Spike Jones qui millimétrait ses effets comiques. Mais l’humour de Zappa frise le potache en se voulant sérieux, et tombe à plat. Il faut choisir son camp.

Enfin, je peux chanter les mélodies de plein de groupes de cette époque, de Funkadelic à Charles Mingus, en passant par The Beatles, The Who, Santana, Gato Barbieri, etc. (j’en prends quelques-uns au hasard). Mais je suis incapable de citer une mélodie de Zappa : aucune ne me vient à l’esprit. Et ce n’est pas sa voix nasillarde et mal placée qui va m’y aider.

Pourtant, j’ai pris plaisir à écouter des reportages qui lui sont consacrés pour bien cerner le personnage, pour me laisser toutes les chances d’aimer cette musique, mais rien n’y fait.
J’y ai surtout appris qu’il était accro au café et qu’il ne prenait pas de drogue. C’est peut-être là le problème…

par Matthieu Jouan // Publié le 2 décembre 2018

[1Bon, c’est un très bon guitariste, il sait vraiment tout jouer, c’est indéniable.

[2Et pour me mettre bien avec tout le monde, j’ai également écouté la plupart des disques de Prince, c’est pareil ; ça reste pour moi un chanteur de variété - et pas la meilleure.