Chronique

Zentralquartett / Synopsis

Auf der Elbe Schwimmt Ein Rosa Krokodil

Ernst-Ludwig Petrowsky : s ; Conrad Bauer : tb ; Ulrich Gumpert : p ; Gunter Sommer : dr, perc.

Heureuse initiative : le label Intakt réédite la toute première production d’une formation historique. À la sortie de l’album, en 1974, le quartet se nommait encore Synopsis mais se composait des mêmes quatre maîtres du free jazz est-allemand qui forment aujourd’hui Zentralquartett. L’enregistrement, réalisé dans les studios de la Radio nationale d’Allemagne de l’Est en 1974, ne devait jamais sortir en RDA : ce fut le label FMP de Jost Gebers, localisé à Berlin-Ouest, qui le publia.

Le free dont il s’agit est d’une espèce particulière : ancré dans la révolte mais imprégné d’un humour caustique et très « second degré » qui transparaît autant dans les textes que dans la musique. Le titre de l’album : « Sur l’Elbe nage un crocodile rose » annonce, si l’on ose dire, la couleur : surréaliste et allusive - à l’époque, l’Elbe, hautement polluée, servait de frontière entre la RFA et la RDA ; comprend qui peut !

Les trois premiers morceaux composent une suite autour d’un unique thème - appelons-le « le crocodile » - exposé à la fin du premier mouvement, esquissé dans le second et développé dans le dernier. Les deux plages suivantes n’en font qu’une : une composition d’Ulrich Gumpert qui commence comme une séance d’accordage et finit dans un foisonnement collectif où l’on croit retrouver le Charles Mingus de Ah-Hum. Le dernier titre, en manière de bonus, reprend deux airs du folklore teuton ; une des ressources favorites du Zentralquartett, annonçant déjà l’album 11 Songs Aus Teutschen Landen paru en… 2006. L’aller-retour est évident : le thème « du crocodile » pourrait être une chanson populaire ; les airs folkloriques rebattus deviennent des créations traversées par un souffle libertaire… et un soupçon caribéen. Les recherches de l’ARFI ou de Baldo Martinez, du collectif Polysons et Carlo Actis Dato sur le « folklore imaginaire » pourraient bien en porter l’empreinte, de même que les Songs From the Spanish Civil War du Ramon Lopez Quartet.

Le piano d’Ulrich Gumpert paraît habité par l’ombre de Thelonious Monk. Les balourdises intentionnelles, les soubresauts rythmiques, les souvenirs de piano stride, les vraies-fausses notes, tout y est. Gumpert aime aussi les introductions en forme de jeu d’enfant, jouant d’un seul doigt hésitant sur le clavier : une façon de provoquer la tension chez l’auditeur, de s’amuser avec le poncif selon lequel les musiciens free ne sauraient pas jouer. (Et Picasso ferait des dessins d’enfant.) Ernst-Ludwig Petrowsky affirme son cousinage avec Steve Lacy et Albert Ayler ; Günter Sommer déploie une extraordinaire palette de couleurs et de sons qui structure littéralement tous les morceaux, du déchaînement solaire de « Take IV » au redoutable groove qui ouvre « Mehr Aus Teutschen Landen » en passant par les passages mélodiques et la dramaturgie de « Krisis Eines Krokodil ». Conrad Bauer allie un son d’une parfaite rondeur à une souplesse de jeu que bien des trombonistes doivent lui envier…

Bref, un album indispensable pour qui s’intéresse au jazz contemporain européen : on tient là un des actes fondateurs de cette musique.