Scènes

BB 2001 : Léandre/Courvoisier/Ibarra

Banlieues Bleues 2001 - Mardi 20 mars 2001, Théâtre Gérard-Philippe, Noisy-le-Sec. Première partie : Joëlle Léandre (b), Sylvie Courvoisier (p), Susie Ibarra.


Pour un provincial comme moi, faire l’expérience des concerts à « Banlieues Bleues », c’est d’abord se plonger dans le gris, le sombre, la froidure, la pluie, les bourrasques, les itinéraires improbables, les métros ventés, les bus en retard, tout un monde pressé d’en finir avec la journée, sans compter qu’à peine arrivé il faut déjà calculer son retour, prévoir de cesser les mondanités à temps, ou alors convaincre un copain de te ramener au métro le plus proche. Bref la vie parisienne, comme Offenbach l’a si bien décrite, paillettes d’un côté et paillasses de l’autre, et dure, si dure… Chez moi, on va chercher les gens à la gare, située à 350m du centre-ville. Ici, tu te débrouilles. Enfin voilà, la musique bleue, ça se mérite.

Parce que la vraie, la bonne surprise, c’est de voir comment les salles sont pleines, envahies même. Ce soir à Noisy-le-Sec - quel drôle de nom, par temps de pluie, pour de la musique et non du bruit – il y avait foule pour fêter Roy Haynes. Moi, j’ai tellement aimé le concert des trois femmes qui ont ouvert la soirée que je ne suis pas resté pour écouter l’homme aux chapeaux !
La pianiste, c’est Sylvie Courvoisier. Souvent, elle ne joue pas, elle écoute, elle joint alors ses deux mains sur le rebord du piano presque pour une prière, ou alors – encore mieux – elle les pose un peu en arrière sur son tabouret, et se tient ainsi, la tête rejetée, comme pour réfléchir. On se demande à quoi elle pense… Ce qui m’a frappé aussi, je l’avais déjà remarqué à Parthenay il y a deux ou trois ans, c’est qu’au moment de saluer elle donne l’impression qu’elle n’est pas tout à fait là, elle a des regards étonnés et semble se demander ce qui se passe et pourquoi tout ce ramdam. On dirait que tout ça ne la concerne pas. Je trouve cette attitude délicieuse, parce que je sens que ce n’est pas calculé, que la musique une fois advenue, le reste lui est un peu étranger.

La grande contrebassiste, c’est Joëlle Léandre, je l’ai sentie comme une femme qui enveloppe, qui embrasse le plus de choses possibles, qui cherche à attirer les sons et les humeurs qui passent. Ce soir, elle a tenu sa partie avec rigueur, elle n’a pas dérogé un instant à la fabrique de la musique en trio. Un vrai centre d’écoute.

Quant à Susie Ibarra, il y a deux ans elle jouait avec un contrebassiste du nom de William Parker personne ne la connaissait et on pouvait s’approcher d’elle, se dire qu’on allait lui demander d’aller boire un verre à la sortie. Là, quand je l’ai vue avec son bouquet de fleurs après le concert, j’ai compris qu’elle avait pris une dimension nouvelle.

La musique produite par ce trio a été d’une exceptionnelle qualité. Très souvent – on ne le dit pas trop parce qu’il ne faut pas décourager les entreprises périlleuses – les concerts de musique improvisée où chacun prétend écouter l’autre se réduisent en fait à des passages en force, à l’énergie, où chacun envoie du son sans trop se préoccuper de l’œuvre collective, et tant mieux si ça passe. Mais là, rien de tel. Vers la fin du premier morceau, la pianiste s’est retirée du jeu, et elle a attendu que Léandre et Courvoisier aient fini d’en découdre. Puis elles ont échangé des signes, comme quoi il valait mieux travailler par paires, en série de duos, avec l’idée sans doute que le trio naîtrait de lui-même, de sa propre force de vie, et non parce qu’on le forcerait à advenir. Peut-être que j’invente, mais j’ai vu les choses comme ça.

Ensuite Sylvie Courvoisier, qui en était à un duo avec Joëlle Léandre, a pris les choses en main, elle a posé un thème très bref, très court, un motif dans l’aigu et une retombée dans le grave, mais enfin un thème quoi, qui est revenu deux ou trois fois, et la grande a dû suivre, commenter, rentrer dans ce jeu. Ce qu’elle a fait superbement, avec son intelligence, son intuition. L’important, me semble t-il, c’est qu’elles ont cherché une forme, elles ont voulu construire ensemble, et quand ensuite Susie Ibarra est venue tenir sa partie, c’était une œuvre qui s’esquissait, et non pas ce que j’entends souvent, une série d’inventions séparées, et puis une ritournelle pour finir, pour faire croire que le sens peut venir d’un point final, alors qu’il doit s’élaborer tout au long… Ah ! l’improvisation… Ce trio, qui en était à son premier concert après deux jours de travail, va jouer en plusieurs endroits en Europe, puis il y aura une séance d’enregistrement pour un label suisse.

Au sujet de la rencontre de la jeune batteuse au nom basque et du guitariste Derek Bailey : le monsieur a su rester en réserve, qu’il a voulu donner à Susie Ibarra l’occasion de montrer toute la palette de son talent. C’était très mignon dans le fond, très « smart », une sorte de conversation première entre un homme qui n’est plus tout jeune, et une femme qui pourrait être sa petite-fille.

Le Grand Lousadsak acoustique de Claude Tchamitchian a joué une œuvre en six parties enchaînées (M.I.N.G.U.S.), avec de très beaux ensembles et un travail raffiné du son, entre les trois basses, les deux violoncelles, les deux violons, et puis l’ensemble des clarinettes. Peut-être un peu monocorde, un sens des contrastes qui pourrait être poussé, mais une belle intention. Je découvrais pour la première fois le dénommé Braxton, il m’a impressionné par sa rigueur, mais l’œuvre – d’un seul trait là encore – est d’une rare fermeture, et j’étais un peu à court de souffle à la fin !

Pour finir, Dave Douglas, avec Jim Black et Brad Schoeppach, ou en compagnie du pianiste Misha Mengelberg (quel homme, quel musicien !), n’est pas du tout le trompettiste insupportable et à court d’idée que j’avais entendu avec John Zorn un mois plus tôt. Là, j’ai retrouvé mon poète. Il faut beaucoup en écouter pour se faire une idée….

par Philippe Méziat // Publié le 26 mars 2001
P.-S. :

Deuxième partie : Ron Blake (ts, ss), David Kikoski (p), Dwayne Burno (b), Roy Haynes (d)