Chronique

Gilles Mouëllic, Jazz et cinéma

Pour preuve, le dernier ouvrage de Gilles Mouëllic* : Jazz et cinéma. A l’Université de Rennes II, Gilles Mouëllic enseigne l’analyse de film, l’histoire et l’esthétique du cinéma et celle de la musique de cinéma. Tirs croisés donc. On analyse le scénario du film, le swing de la musique, mais aussi leurs contraires. Un film peut-il swinguer ? Une musique de film peut-elle faire l’objet d’un scénario ? C’est ici que la rencontre devient intéressante. Rencontre fortuite il est vrai. Force est de constater avec l’auteur qu’il n’existe pas de courant de « cinéma-jazz ». Seuls existent des rencontres singulières, fait de personnes isolées, cinéastes souvent en marge du pesant système hollywoodien. Mais ces rencontres, pour singulières qu’elles soient, n’en sont que plus passionnantes.

On est loin de ce type d’ouvrage dans lequel la volonté d’exhaustivité ôte tout intérêt à l’analyse. D’emblée l’auteur se réclame d’une autre approche, plus personnelle et donc plus vivante : « le pari est là : proposer une lecture excentrée du cinéma, lecture qui justifie la subjectivité de nos choix. » L’ouvrage gagne ainsi en pertinence. Parce qu’il sait où il veut aller, Mouëllic réussit son parcours à travers cette histoire en dent-de-scie dans laquelle jazz et cinéma se cherchent et se trouvent avec plus ou moins de bonheur.

Le spectacle donne le coup d’envoi. À l’époque, cinématographe et jazz-band se développent ensemble dans l’industrie spectaculaire qui anime les grandes villes. Le jazz, assurément, explose dans les fosses, sous l’écran blanc d’un cinéma encore muet. Mais, à quelques exceptions près, l’on n’assiste pas à une véritable fusion, un réel échange entre jazz et cinéma. De fait, la ségrégation aura longtemps rendu impossible une véritable convergence esthétique entre les deux arts. Et si le jazz occupe une place importante dans les bandes-son des films criminels des années 1940-1950, c’est encore le fait de musiciens blancs. Encore que l’on préfère alors un douceâtre West Coast à ce que, aujourd’hui, on peut considérer comme plus authentique pour l’époque : le be-bop. J’écris aujourd’hui, car ce qui transparaît dans le livre de Mouëllic est le fait que la place accordée au jazz dans le cinéma évolue en fonction de la représentation que l’on se fait de cette musique à une époque donnée. Du jazz d’Hallelujah, musique de Noirs authentiques et natures à celui de Paris Blues dans un Saint-Germain-des-Prés édulcoré.

La fin des années 1950 marque une étape primordiale dans l’histoire de l’influence du jazz sur le cinéma. Des deux côtés de l’Atlantique, naît une certaine modernité cinématographique qui doit beaucoup au jazz. C’est, « le cinéma des corps » dont parle Deleuze, inauguré à la fois par Godard et Cassavetes. De ce dernier, Shadows fait l’objet d’une analyse poussée de la part de Mouëllic qui insiste sur les similitudes entre le travail du cinéaste et celui de Mingus qui signe la musique. Chez l’un et l’autre, l’improvisation prime et le désordre devient créateur ; le travail collectif est le véritable moteur de la performance qui doit se faire dans une entière liberté de mouvement. Tout le film s’en ressent : il y a « un rapport étroit entre le mouvement des corps et le rythme de la musique, une osmose évidente entre le geste et la pulsation. » Point d’orgue de l’ouvrage, l’analyse de Shadows éclaire celle des autres films. Ceux qui sont postérieurs notamment, à l’instar du cinéma de Johan van der Keuken qui laisse espérer que l’histoire du « cinéma jazz » n’en est qu’à ses débuts.

  • G. Mouëllic est aussi l’auteur de : Le Jazz et l’esthétique du XXe siècle, paru aux Editions des Presses Universitaires de Rennes.