Entretien

Sheila Jordan

une grande dame du jazz, généreuse et sans compromis.

Avant son passage le 24 janvier au festival Sons d’Hiver, Sheila Jordan a tenu à nous faire partager sa philosophie du jazz, généreuse et sans compromis.

Cette ancienne élève de Lennie Tristano qui a épousé Duke Jordan, le pianiste de Charlie Parker pour se rapprocher de Bird, son idole, a passé des années à travailler la journée pour élever sa fille, tout en chantant le soir dans les clubs newyorkais quand elle pouvait. Elle a ainsi gagné le respect des meilleurs. A partir des années 70 sa carrière recommence, et de ses racines bebop aux expérimentations free, en passant souvent par l’Europe, son rhythme de travail ne cesse d’augmenter. A 74 ans, son art garde toute sa fraîcheur.

  • Comment choisissez-vous les chansons dans votre répertoire ?
Sheila Jordan © Nina Contini Melis - all rights reserved

C’est la mélodie qui me frappe d’abord. Je me dis « Ca, c’est une belle mélodie, j’aimerais la chanter. » Les standards que je chante n’ont pas tous été conçus à l’origine comme des chansons de jazz. Gershwin, Cole Porter, Rodgers et Hammerstein… Et Broadway ! J’adore Fred Astaire. Les chansons qu’il chantait en dansant, c’est ça que je voulais chanter quand j’étais jeune. Je ne savais pas comment je voulais les chanter jusqu’au moment où j’ai entendu Charlie Parker. Là, j’ai su comment je voulais les faire, ou au moins essayer de les faire dans cette manière bebop, cette nouvelle manière de s’exprimer musicalement.

Ca ne veut pas dire que je me fiche des paroles ! Mais je sais que je peux toujours changer les paroles. Si la mélodie n’est pas intéressante, il n’y a pas grand chose à faire. Mais si la mélodie est belle et les paroles ne sont pas bonnes, je peux les arranger. Mais la plupart du temps une chanson qui a une belle mélodie a aussi de bonnes paroles !

  • Est-ce que vous écrivez vos propres arrangements ?

Oui. Enfin, si vous voulez appelez ça des arrangements. Ce sont des « head arrangements », qui montrent comment entrer dans la chanson et comment en sortir. Puis il y a ce qui passe entre les deux, c’est plus libre.

Je ne chante pas forcément une chanson comme elle a été écrite. Parfois, souvent même, j’en fais autre chose, à un tempo différent… je la chante autrement, vous voyez, ça dépend de comment je la sens. Je réfléchis, je me demande, « Comment puis-je faire pour que ça m’intéresse, moi, ainsi que les instrumentalistes qui m’accompagnent ? »

Je peux interpréter une chanson complètement différemment d’un concert à l’autre. Ceci dit, je fais faire de bonnes partitions, car les musiciens doivent pouvoir me suivre à tout moment. Je ne peux pas demander à des gens qui n’ont jamais joué avec moi auparavant de savoir où je peux aller, alors je dois au moins leur donner le plan du terrain. Mais c’est une indication. Il peut y avoir des raccourcis, des détours, appelez ça comme vous voulez.

  • Est-ce que vous êtes souvent en tournée maintenant ?

Je suis constamment en tournée. Entre l’enseignement et les concerts… Là, je suis sur la route depuis le 16 octobre, et je ne rentrerai pas avant le 23 novembre, c’est long pour moi. Je serai chez moi trois jours, puis je repars en Australie. Ca a été comme ça toute l’année. Je travaille plus dans mon vieil âge que quand j’étais jeune !

  • C’est vos fans qui sont contents !
Sheila Jordan © Jos L. Knaepen

Je suis contente d’en avoir ! C’est merveilleux. J’ai adoré chanter dans ce petit club [les Sept Lézards à Paris]. Et ce trio [Serge Forté (p), Peter Herbert (b), Karl Jannuska (d)], superbe ! Ils étaient tellement dedans. C’est un grand compliment pour une chanteuse, car vous savez, les musiciens et les chanteurs, ce n’est pas toujours un bon mélange. Il y a parfois une certaine tension. Tout dépend de la manière dont le chanteur traite les musiciens. Il faut leur accorder respect et confiance. Si vous ne leur faites pas confiance, vous n’aurez jamais une communication musicale. Moi, j’ai confiance que tout ira bien, que personne ne va essayer de tirer la couverture à lui, qu’on va tous sentir la joie de donner ce qu’on a à donner, à nous-mêmes et au public. J’ai su depuis longtemps que pour garder la musique, il faut la donner.

Je ne me considère pas comme une diva, une star, je ne pense pas dans ces termes-là. Je ne suis qu’une interprète parmi d’autres qui essaie d’avoir un dialogue musical avec les musiciens, devant le public.

  • Beaucoup de jeunes chanteuses font très attention à leurs carrières, le marketing…

Oui, beaucoup de marketing !

  • Et elles ont leurs groupes réguliers. Vous semblez jouer souvent avec de vieilles connaissances comme Steve Kuhn, ou bien des musiciens locaux. Comment organisez-vous vos rencontres professionelles ?

A vrai dire, ce sont souvent des musiciens qui ont joué avec moi dans le passé qui me trouvent des concerts ! Je n’ai pas d’agent. Je reçois des appels de musiciens merveilleux qui veulent travailler avec moi. Nous nous amusons bien et nous faisons partager autour de nous l’amour du jazz, la joie du jazz. Parfois ils m’appellent quand ils pourraient appeler un soufflant, c’est un sacré compliment !

Il y a quelques années j’ai eu un appel pour faire un concert au festival de jazz d’Edinbourg. L’avion a pris du retard, et j’ai dû me presser pour arriver à l’heure pour le concert. Je mets ma robe dans l’escalier, je sors dans un vestibule et je tombe sur le pianiste qui va jouer avec moi en duo. Un jeune, on avait travaillé ensemble une fois quelques années auparavant. Je lui file les partitions et hop, on sort sur scène sans répétition. C’était un des concerts les plus enthousiasmants que j’aie jamais fait. Quelle communication ! Ce type est incroyable, il s’appelle Brian Kellock. Il vient d’avoir un prix de meilleur CD de jazz au Royaume Uni. J’y suis retourné ces deux dernières années pour faire des ateliers de chant, j’adore ça, mais c’est avant tout pour pouvoir travailler avec lui.

Le plus souvent, je travaille avec Steve Kuhn, un des pianistes les plus injustement méconnus. Une technique brillante, et tellement de feeling. Il a tout, et personne ne le connaît.

  • Vous préférez ne pas avoir d’agent ?

Ce n’est pas une question de préférence. Disons qu’ils ne crèvent pas la porte à force de frapper. Ils ne me considèrent pas très vendable. Je fais ce que je fais, et je n’y changerai rien pour mieux le vendre à des gens qui ne s’intéressent pas au jazz. Le jazz, c’est ma vie ! Je l’ai découvert jeune, et j’ai travaillé dur pour pouvoir m’exprimer à travers cette musique.

Il y a eu beaucoup de discrimination raciale quand j’étais une gosse à Detroit. Les flics m’amenaient au commissariat quand ils me voyaient fréquenter les musiciens noirs, mêmes les noirs en général. C’est d’eux que j’ai appris le jazz : de ceux qui le détenaient, qui le connaissaient. C’est là où il fallait que je sois. J’ai dû lutter pour devenir chanteuse de jazz. Alors, si on me demande de faire autre chose, de plus commercial, c’est non. Vous ne parlez pas à la bonne personne, ce n’est pas moi, ça. Je dois être fidèle à moi-même et à la musique que j’aime.

Je le dis aux jeunes auxquels je donne des cours, il faut s’engager. Si vous décidez que vous ne pouvez pas vous engager, je ne vous le reprocherai pas, vous aurez toujours appris quelque chose. Mais si vous voulez vraiment faire du jazz, il ne faut même pas envisager la possibilité de devenir amer ou cynique, il ne faut pas avoir comme critère la réussite commerciale. Il ne s’agit pas de ça. La seule réussite qui compte, c’est dans la musique, quand ça marche entre les musiciens. C’est ça la réussite. Je me fiche d’avoir un tube au Top 40, ou d’avoir un prix de meilleur CD jazz de l’année.

  • Après votre premier disque sous votre nom, sur Blue Note en 1962, vous avez attendu longtemps avant d’en sortir un autre. Que faisiez-vous pendant cette période ?

J’étais dactylo. Je n’ai pu arrêter ce travail qu’à l’âge de 58 ans.

  • Vous chantiez toujours ?
Sheila Jordan © Jos L. Knaepen

Je n’ai jamais arrêté de chanter. Même en faisant la dactylo tous les jours dans une agence de pub, j’ai toujours trouvé des endroits pour chanter. J’ai quitté la maison quand j’avais à peine 18 ans, j’ai donc toujours subvenu à mes besoins. Comment j’ai fait ? Pas en chantant une musique qui ne me dit rien, mais en travaillant la journée pour rester fidèle à la musique que je voulais faire. Je n’attendais pas de la musique qu’elle me fasse vivre ; c’est moi qui faisait vivre ma musique jusqu’à ce que je puisse vivre d’elle, et si ça n’avait pas marché, je ne l’aurais jamais abandonnée, car je l’aime, ça fait partie de ma vie. Et je n’ai jamais succombé à l’amertume ou au cynisme, je n’étais pas frustrée.

J’ai pu faire ce disque chez Blue Note [« Portrait of Sheila »] grace à George Russell. Il m’avait entendu chanter dans un club et ça lui a plu. Il a financé un démo et l’a fait écouter autour de lui, en disant « Il faut entendre cette chanteuse ! » Blue Note m’a pris. Emarcy m’a fait aussi une proposition, mais trop tard, Blue Note était déjà sur le coup. C’est Quincy Jones qui était responsable chez Emarcy de signer les artistes, il m’a envoyé une lettre très gentille. Je devrais peut-être lui écrire maintenant ! Non, non, je plaisante !

Alors, « Portrait of Sheila » est sorti sur Blue Note. C’était le label qu’il fallait. Il est sorti d’abord en mono, puis en stéréo, maintenant en CD. On peut toujours l’acheter ! C’est extraordinaire. Et c’est George Russell que je peux remercier.

  • Beaucoup de vos disques sont maintenant hors catalogue.

Eh oui. Muse Records a vendu tout son catalogue à 32 Jazz. Ils ont fait une petite compilation à partir de tous mes disques. J’avais fait un avec quatuor à cordes et trio jazz, avec Alan Broadbent [« Heart Strings »]. J’avais un quartette avec Kenny Barron [« Lost and Found »]. Avant ça, chez Blackhawk, j’ai fait « The Crossing ».

  • Dans les années 80 vous avez fait deux disques chez ECM avec le trio de Steve Kuhn. Savez-vous si ECM envisage de les rééditer en CD ?

C’est exact, « Playground » et « Last Year’s Waltz. » Je ne sais pas pourquoi Manfred [Eicher] ne les sort pas. Je crois qu’il a aimé mon travail, pourtant. Il a bien sorti « Home » de Steve Swallow, où je chante aussi. C’est peut-être les morceaux bien swinguants sur « Last Year’s Waltz » qui ne correspondent pas assez au « son ECM ».

Peut-être si les gens lui écrivent… Le public aimerait peut-être entendre autre chose que Keith Jarrett de temps en temps.

J’aimerais surtout voir une réédition de « Playground », c’est assez unique, avec de très belles chansons de Steve Kuhn. J’essaie d’enregistrer une chanson de Steve sur chaque CD. Sur « Jazz Child » [High Note], j’ai chanté « Poem for Number 15 », et sur le CD qui va sortir en janvier, j’ai fait « Deep Tango ».

  • Alors, ce nouveau CD [« Little Song, » sur High Note]…

Ca sort en janvier. J’ai choisi des chansons qui ont un sens profond pour moi. J’en suis assez contente. Tom Harrell joue sur quatre morceaux. Voyons, il y a « Autumn in New York », je l’ai enregistré pour cette ville, surtout après les attentats du 11 septembre 2001. Il y a un vers qui dit « la ville que je déteste et que j’adore », mais je n’ai pas pu chanter que je la déteste après ce qu’elle a vécu. J’ai remplacé par « que j’aime, que j’adore ». J’ai aussi fait « Fair Weather », une belle ballade de Kenny Dorham. Saviez-vous que Kenny Dorham était un merveilleux chanteur ? Dieu, qu’il pouvait chanter ! Il y a une chanson que j’ai choisi… pour moi, et pour ma mère. Il m’a fallu beaucoup de temps pour lui pardonner son alcoolisme, et le fait qu’elle ne m’ait pas élevée quand j’étais petite. Elle m’a laissée chez ses parents jusqu’à l’âge de 14 ans. J’ai vécu avec elle à 14 ans et c’était dur. Je fais une chanson qu’elle avait l’habitude de chanter qu’elle avait bu, « When I Grow Too Old To Dream ». J’ai fait « The Touch of Your Lips », inspirée par une version de Tom Harrell. « If I Should Lose You », ça fait partie de mon répertoire habituel. Et puis, ensemble, « Little Song », un véhicule d’improvisation libre, et « Blackbird » de Paul McCartney. J’ai appris en le lisant dans un journal qu’il a écrit cette chanson pour les femmes afro-américaines pendant le mouvement des droits civiques. Les improvisations de « Little Song » peuvent aller n’importe où, avec n’importe quels sons et mélodies.

  • Vous avez d’autres projets ?

Doux Jésus, non ! Un enregistrement en studio tous les quatre, cinq ans, déjà ça m’épuise. Ca me prend du temps pour choisir le répertoire, trouver les musiciens que je veux.

  • Vous allez revenir en France le 24 janvier en duo avec le contrebassiste Cameron Brown [dans le cadre du festival Sons d’Hiver]…

C’est un vrai plaisir pour moi de chanter avec Cameron. Travailler uniquement avec une contrebasse, c’est ma formation préférée. Cameron est très respectueux de ma manière de chanter, on s’entend très bien. On avait travaillé ensemble avec Roswell Rudd dans les années 70 et j’ai toujours voulu refaire l’expérience.

Notre CD « Accustomed to the Bass » [High Note] est un témoignage de notre premier concert ensemble. J’ai dit à Joe [Fields, patron de High Note], « Tiens, écoute-moi ça ! » Il m’a répondu, « Si tu l’aimes, c’est que ça va, normalement tu n’aimes jamais tes propres enregistrements ! » Je ne fait jamais de ré-enregistrement, je ne fais rien pour corriger ou améliorer. C’est ce que c’est et c’est tout. Alors cette bande, je l’ai écoutée encore une fois et on l’a sorti. Attention, je ne suis pas du genre à toujours écouter mes propres disques, croyez-moi ! Uniquement quand je prépare les bandes pour un disque, et je dois prendre des décisions pour le mixage. Je me demande, « Qu’est-ce que ça m’apprend ? » Car j’apprends toujours le jazz, à 74 ans. J’espère que j’apprendrai toujours.

(Interview effectuée à Paris en novembre 2002)

par Tom Storer // Publié le 20 janvier 2003
P.-S. :

Sheila Jordan sera en duo avec le contrebassiste Cameron Brown au Festival Sons d’Hiver le vendredi 24 janvier à 20h30, au Théatre Paul Eluard à Choisy-le-Roi.