Scènes

Jazz en Scènes à Marseille

La sixième édition de l’événement accueille notamment Nicolas Folmer et Jean-Pierre Como au Cri du Port


Vendredi 10 décembre 2004. Sixième édition de la manifestation Jazz en Scènes, organisée par la Fédération des Scènes de Jazz et de Musiques Improvisées.
Jazz en Scènes ou l’anti-festival : au lieu d’une succession de concerts proposés dans un même lieu, ici, tout se passe le même soir, partout en France et en Belgique, sur 27 scènes regroupant 235 musiciens, pour une explosion musicale générale.
Le chroniqueur n’étant malheureusement pas doué d’ubiquité, il sera donc privé de vingt-six scènes…

Soffio par S. Pélissier

A Marseille, c’est le très original duo Soffio qui ouvre le bal dans la nouvelle salle du Cri du Port, située dans un ancien temple protestant, au sein d’un quartier qui n’a pas l’habitude d’accueillir du jazz. Avant l’arrivée des musiciens, sur la scène vide, un accordéon, un bandonéon, un surdo (cette sorte de grand tambour très utilisée dans les orchestres de samba) et plusieurs flûtes attendent en silence. Parmi ces dernières, il en est une qui attire particulièrement l’attention : un simple tube en vulgaire PVC. Le suspense est levé dès le premier morceau car c’est d’elle que Patrick Rudant joue d’emblée, tandis qu’Eric Bijon prend l’accordéon. Nous découvrons alors une première facette de la musique de Soffio : une approche extrêmement détachée de la mélodie et du rythme, précisément permise ici par l’utilisation de cette flûte en PVC. Le tube n’est percé que d’un trou, par lequel Patrick Rudant souffle comme dans une flûte traversière ; de sa main libre, il bouche plus ou moins l’extrémité du tube, ce qui modifie le comportement de la colonne d’air.

Patrick Rudant (Soffio) par S.Pélissier

Avec un tel instrument, le jeu n’est pas mélodique mais purement harmonique, et basé sur la résonance de cette colonne d’air, sur le son donné par l’attaque du souffle. En arrière-plan, l’accordéon est discrètement présent sous forme de nappes de son propices à la mise en place d’une sorte de transe naturelle. Par la suite, les autres morceaux de cette nature sont généralement en duo flûte PVC et surdo, celui-ci étant joué soit à mains nues, soit aux balais, soit encore avec une mailloche. L’association de la percussion et de la flûte traversière harmonique est particulièrement réussie ; l’essence primitive de la musique improvisée que l’on entend ici parle à chacun d’entre nous car elle s’appuie sur les instincts
premiers que sont la respiration - le souffle - et le contact tactile.

La seconde approche musicale de Soffio est beaucoup plus mélodique ; Eric Bijon délaisse le surdo tandis que Patrick Rudant abandonne le PVC pour une flûte en bambou ou une flûte traversière baroque, assez petite, donc très aiguë. Se succèdent un morceau très enjoué, d’inspiration celtique, sur lequel la flûte, soutenue par le bandonéon, danse et s’embellit de multiples ornementations, puis une valse mélancolique en duo accordéon - flûte baroque. Cette première partie a duré environ une demi-heure, mais cela a suffi à Soffio pour présenter une musique très inventive, originale, sans compromis et qui a des choses à dire. Assurément, un duo à suivre de près.

Soffio par S. Pélissier

Quelques instants pour préparer la scène afin d’accueillir la tête d’affiche
de la soirée : le trompettiste Nicolas Folmer, en duo avec Jean-Pierre Como qui remplace le pianiste initialement prévu, Alfio Origlio. On appréciera le goût du risque et l’ouverture de Nicolas Folmer qui ne se contente pas de présenter des morceaux de son dernier disque I comme Icare, mais s’aventure également dans les compositions de Scenario, le dernier album de Como. Le duo interprète d’abord la ballade de Folmer « Ma Maïre », sur laquelle Como réalise un incroyable solo en deux parties, très éloigné de l’esprit original du morceau : d’inspiration presque classique au départ, basé sur une riche progression à deux voix permise par une indépendance des mains hors du commun, le chorus tournoie ensuite dans un
maelström d’énergie en s’appuyant sur des ostinatos de basse couplés à de puissants block-chords à la main droite.

Jean-Pierre Como par P.Audoux

Le tempétueux Como s’apaise enfin et le morceau s’achève comme il a commencé, par un thème élégant valorisé par le son doux et chaleureux de la trompette de
Folmer. Les deux hommes se lancent ensuite dans Nino de Como, hommage rythmé et fellinien à Nino Rota, et le public a alors l’occasion de vérifier que même les meilleurs musiciens peuvent se planter : à la fin du premier couplet, Nicolas Folmer enchaîne directement sur le pont alors que la structure du morceau prévoit de reprendre une fois le couplet auparavant. Pendant quelques instants, Folmer est complètement perdu, Como joue le thème de façon beaucoup plus appuyée qu’à l’accoutumée afin de permettre au trompettiste de retrouver ses marques, ce
dernier sauve les apparences en jouant çà et là quelques notes isolées mais judicieuses… Finalement, le pont tant attendu arrive enfin et les deux hommes se retrouvent parfaitement en phase. Folmer prend alors un solo d’une rapidité et d’une précision diabolique, et rentre dans le droit chemin. Mais qui pourrait leur tenir rigueur d’une telle erreur de mise en place ? Tout le monde a le droit à l’erreur et les rares plantages et autres « pains » rendent parfois les musiciens plus proches de nous. Parfois nous les aimons parce qu’il essaient, et pas toujours parce qu’ils réussissent.

Nicolas Folmer par H. Collon

Le duo joue alors, dans un arrangement minimaliste, « Rêve », une composition de Folmer que l’on trouve sur son dernier album et également sur « Paris 24H » du Paris Jazz Big Band, qui valorise à la perfection le son de trompette du musicien. Puis un autre morceau de Como, « Signore e Signori », titre au rythme complexe que Como joue habituellement très rubato. Folmer veut-il rattraper le coup après « Nino » ? Toujours est-il qu’il murmure à l’oreille de Como et que celui s’étonne : « Direct ? OK ». Como compte, les deux hommes se jettent dans la musique et interprètent le thème très vite, à l’unisson, dans une synchronisation irréprochable. Là encore, ce morceau sera l’occasion pour le pianiste de se lancer dans un brillant solo, plus rubato encore que d’habitude (où l’on constate une fois de plus les vertus du solo intégral), aux intonations parfois presque ragtime.

Pour la troisième partie de la soirée, qui s’enchaîne avec la précédente, le duo est rejoint par le trio du trompettiste José Caparros et des frères Le Van, les Moutin régionaux, les frères de la côte, Christophe à la contrebasse et Philippe à la batterie. Dès lors le concert prend une autre tournure et s’oriente vers une sorte de jam-session de haute voltige, que ce soit dans le choix des morceaux ou dans la répartition du jeu : après une entrée en matière avec une composition de Folmer intitulée « Iona », on entendra « Extemporaneous » de Steve Grossman, « Body and Soul » sans Jean-Pierre Como, « Why ? » de José Caparros - morceau sur lequel Folmer joue une trille sans fin en souffle continu - et « Tetris » du guitariste Philippe Festou.
La majorité de ces titres est d’inspiration bop ou hard-bop et le quintet se fait plaisir : thèmes exposés simultanément et à l’unisson par les deux trompettes,improvisations superposées ou sous forme de questions-réponses, explosion de couleurs et coups d’oeil complices…
Le concert se termine le plus naturellement et efficacement du monde par un bœuf sur une grille de blues des plus académiques. Plaisir simple et jouissif, qui s’en plaindrait ? Cerise sur le gâteau, Jean-Pierre Como n’a pas envie de quitter la scène et nous offre, en solo, une version courte et épurée de son « Riccordo ». La salle se vide peu à peu. Les gens ont le sourire, après trois heures de concert qui leur ont permis de découvrir des multiples visages du jazz d’aujourd’hui. Une réussite.

Jean-Pierre Como par P.Audoux