Scènes

Rencontres internationales « D’Jazz de Nevers », 18e édition

Songs From The Beginning + Close to Heaven, Tribute to Led Zeppelin


Certaines mauvaises langues auraient pu dire, en découvrant l’affiche de ce jeudi 11 novembre, que Roger Fontanel avait invité le loup dans la bergerie… Imaginez un peu : consacrer une soirée entière à un hommage… au rock ! Les musiciens de jazz n’auraient-ils donc rien de mieux à faire que de s’adonner aux plaisirs primaires et vulgaires de la binarité ?

Alain Blesing © H. Collon

Eh bien, il faut croire que non ! Et au-delà de ses mérites purement musicaux, cette rencontre en forme de voyage dans le temps aura eu le grand mérite de rafraîchir la mémoire (ou, le cas échéant, d’élargir les horizons) de ceux - nombreux parmi les amateurs de jazz - qui s’obstinent à penser qu’il n’y rien de bon à tirer du rock. Et que, par ailleurs, toute tentative de jeter des ponts entre ces deux genres musicaux serait forcément vouée à l’échec, en plus d’être une hérésie.
Ce serait oublier un peu vite qu’avant de se fourvoyer dans une virtuosité mécanique et inoffensive et de se trouver relégué à l’habillage sonore de France Info, le jazz-rock fut, pendant quelques années, une musique novatrice, passionnante et excitante. Et - autre vérité gênante enfouie plus profond encore dans les mémoires - que le rock des années 70 sut proposer une alternative tout aussi séduisante (si ce n’est plus) que la « fusion » à ceux qui se reconnaissaient dans l’énergie du rock mais pas dans ses simplismes, par le biais des représentants les plus talentueux de ce que l’on appela le rock « progressif ».

C’est de toute évidence le rock progressif anglais que le guitariste Alain Blesing

John Greaves © H. Collon

a voulu célébrer en priorité dans Songs From The Beginning. Intitulé quelque peu énigmatique (qui, d’ailleurs, pointe d’emblée les points faibles du projet) : il semble peu pertinent, en effet, de parler de « chansons » dans la mesure où celles-ci sont minoritaires au programme, et où les deux seuls morceaux relevant de cette catégorie, interprétés par un effectif restreint et soumis à la domination écrasante du chant, ne s’intègrent pas de manière convaincante à l’ensemble. Quant au « beginning », l’expression est un peu trop vague ou fourre-tout (la genèse du rock progressif ? les vertes années d’Alain Blesing ?) pour définir un projet musical clair et cohérent.

Faute d’avoir circonscrit avec précision son champ d’investigation, Blesing s’est contraint à un grand écart stylistique qui, au final, laisse perplexe. Se côtoient ainsi, d’une part, des morceaux empruntés au rock « woodstockien » de la fin des

Hugh Hopper © H. Collon

années 60 (« 1983 » de Jimi Hendrix, prétexte à de longues digressions psychédéliques ; et les ballades « Going To California » de Led Zeppelin et « Behind Blue Eyes » des Who, pas forcément emblématiques de l’univers des groupes en question) ; et, d’autre part, des compositions puisées dans la frange la plus avant-gardiste du rock progressif anglais : King Crimson, représenté de surcroît par ce sommet de complexité pointilliste qu’est « Fracture » ; et l’école de Canterbury, avec des reprises de Soft Machine (« Slightly All The Time »), Hatfield and the North (« Mumps ») et Henry Cow (« Beautiful As The Moon, Terrible As An Army With Banners ») - en conviant à ses côtés ces deux figures « canterburiennes » majeures que sont Hugh Hopper (basse électrique) et John Greaves (chant), Blesing ne fait aucun mystère de ses préférences.

En fin de compte, faute d’avoir su ou voulu ménager de véritables passerelles entre ces deux registres antagonistes, Blesing aurait dû focaliser son attention sur le second, le seul qui exploite pleinement les potentialités de son orchestre.

François Verly © H. Collon

C’est d’autant plus regrettable que ce dernier est constitué d’excellents musiciens, parmi lesquels on saluera en particulier le batteur Christophe Marguet, au jeu toujours efficace et pertinent, et la clarinettiste Catherine Delaunay, à l’enthousiasme contagieux. En revanche, le choix du guitariste (déléguer certains des arrangements à ses collègues) s’est soldé par des résultats variables : si son propre travail sur « Fracture » s’avère très convaincant, tout comme celui de Delaunay sur « Beautiful As The Moon », on sera plus réservé sur la partition de vents, un peu confuse, concoctée par François Verly pour « Mumps », ou sur les libertés prises par Nicolas Fargeix sur un « Slightly All The Time » réduit à sa plus simple expression et affublé de développements de son cru qu’on peut juger inopportuns.

A ces quelques détails près, l’ensemble n’en reste pas moins d’une excellente tenue. Le mérite en revient aussi, et surtout, aux compositeurs. La solennité grandiose du « Beautiful As The Moon » de Fred Frith, sur un texte glaçant et crépusculaire de Chris Cutler, fournit dans sa séquence centrale (alternant mesures en 14 et 13/8) un écrin des plus stimulants aux épanchements guitaristiques de Blesing, excellent soliste. « Mumps », signé Dave Stewart, un des génies méconnus du rock progressif britannique,

N. Fargeix/C. Delaunay © H. Collon

concilie avec un rare brio élégance mélodique et excentricités rythmiques, s’aventurant dans des méandres aussi imprévisibles que captivants. Quant à « Fracture », noirceur et luminosité s’y côtoient dans des passes d’armes sublimes, d’une technicité époustouflante, entre guitare et vibraphone.
A elles seules, ces trois pièces de résistance suffisent à légitimer l’entreprise. Sans dissiper pour autant une impression d’inachevé et de partis pris pas toujours assez mûris, à l’exemple du choix de John Greaves pour incarner vocalement une « anglicité » dont son style de chant n’est guère emblématique (on l’associerait plutôt à des chanteurs comme Robert Wyatt, Richard Sinclair ou John Wetton), en dépit de son pedigree éloquent et de ses indéniables qualités expressives. Plus « acteur » de ses textes que « vocaliste » à proprement parler, il se rattache à une esthétique bien différente de celle véhiculée par la musique, caractérisée par une grande précision formelle.

Ces réserves sur Songs From The Beginning seraient restées mineures, voire anecdotiques, si la seconde moitié de la soirée n’était venue démontrer que, sur un terrain musical assez proche, il est possible de réaliser un sans-faute. Pourtant, en adaptant pour un big band de jazz des morceaux de Led Zeppelin, le vibraphoniste Franck Tortiller s’aventurait lui aussi sur un terrain miné : rien de plus consternant, en effet, que ces entreprises de « canonisation » ambitionnant de conférer une « respectabilité » à des musiques qui, parce qu’issues du rock, seraient censées en manquer… tout en convoitant les deniers d’un public plus large, le plus souvent affligé par le résultat. Amateur sincère et éclairé du « dirigeable de plomb », Tortiller a su éviter tous les écueils habituels de l’exercice. La puissance dévastatrice du quatuor anglais n’est pas noyée dans un académisme ronflant, pas plus que les arrangements ne se contentent de « jazzifier » paresseusement sa musique en y piochant, ça et là, les quelques séquences propices à un tel traitement. Et si l’on retrouve surtout au programme les grands « incontournables » (« Stairway To Heaven », « Kashmir », « Black Dog », « Dazed And Confused », « Rain Song »), c’est le seul point sur lequel on pourrait, à l’extrême limite, reprocher à Tortiller d’avoir cédé à la facilité.

Franck Tortiller © H. Collon

Passée l’ouverture (un peu longue) concoctée par Xavier Garcia à partir de courts échantillons choisis dans les disques du groupe et soumis à un furieux et amusant téléscopage, il ne faudra que quelques secondes à Jean-Louis Pommier pour donner le ton - ni compassé, ni nostalgique - en restituant dans ses phrasés de trombone toute la truculence des vagissements caractéristiques de Robert Plant. Le fameux riff de guitare de « Black Dog » est savamment déconstruit, dans une jonglerie facétieuse entre les cuivres, les percussions mélodiques et la section rythmique. Le même traitement jubilatoire sera appliqué aux autres compositions : certains thèmes se verront étoffés, d’autres développés, d’autres encore suggérés par de subtiles périphrases obligeant l’auditeur à redoubler d’attention pour ne pas perdre le fil quand l’orchestre s’aventure sur des sentiers de traverses. C’est un échange ludique et complice qui s’instaure alors entre musiciens et public, et la musique qui en résulte est un superbe hommage, non seulement à l’esprit de Led Zeppelin mais aussi à la longue et riche tradition du big band dans ce qu’elle a de plus intemporel.

Jean-Louis Pommier © H. Collon

Franck Tortiller n’a pas transformé la musique de Led Zeppelin en jazz, mais a su en capter l’essence pour inventer un terrain d’entente miraculeux entre deux univers qu’on pourrait croire inconciliables. Cette réussite, qui a dépassé toutes nos espérances, s’explique à la fois par l’empathie de Tortiller comme mélomane et artiste, et par les qualités propres des compositions de Jimmy Page. Loin de se limiter à l’étiquette « hard rock » qui leur a souvent été accolée, celles-ci découlent en fait d’un riche brassage stylistique, empruntant aussi bien au folk qu’au blues, à la musique indienne ou au classique.

Michel Marre © H. Collon

D’ailleurs, Tortiller n’a pas eu à inventer de toutes pièces l’aptitude de cette musique à s’épanouir dans la configuration instrumentale du big band : elle existait dès le départ, à la disposition de l’imagination - riffs imparables, mélodies sublimes, cocasseries rythmiques (les fameux décalages de « Black Dog », les mesures à cinq temps de « Four Sticks », etc.)… Elles n’attendaient qu’un arrangeur et des musiciens capables de les exploiter sans en trahir l’essence. Voilà qui est fait ! Inutile de le préciser : il faut absolument que ce Close To Heaven fasse l’objet d’un enregistrement : loin d’être un simple « tribute » de plus, c’est une expérience musicale qui mérite d’être renouvelée au-delà du seul concert et de laisser une trace discographique pour la postérité.

par Aymeric Leroy // Publié le 17 janvier 2005
P.-S. :

Alain Blesing « Songs From The Beginning » : Alain Blesing (guitare), Philippe Botta (saxophones ténor et soprano, flûte), Catherine Delaunay (clarinette basse), Nicolas Fargeix (clarinette), François Verly (piano, synthétiseur, vibraphone, percussions), Yves Rousseau (contrebasse), Christophe Marguet (batterie) ; invités : Hugh Hopper (basse électrique), John Greaves (voix)

Franck Tortiller Nonet : Franck Tortiller (vibraphone, marimba), Vincent Limouzin (vibraphone, marimba), Eric Séva (saxophones), Jean Gobinet (trompette), Jean-Louis Pommier (trombone), Michel Marre (tuba), Yves Torchinsky (contrebasse), David Pouradier Duteil (batterie), Patrice Héral (batterie, percussions, chant, échantillons) ; invité : Xavier Garcia (échantillons)

Site du festival : http://www.neversdjazz.com

Site de John Greaves : http://www.john-greaves.net

Site de Hugh Hopper : http://www.burningshed.co.uk/hopper/