Entretien

François Jeanneau

Retour sur l’histoire d’une formation - le Pandémonium - ainsi que sur une carrière et sur les projets actuels

À l’occasion du concert donné par le Pandémonium à La Maroquinerie le 25 novembre 2004, François Jeanneau revient sur l’histoire de cette formation ainsi que sur sa propre carrière, et évoque ses projets actuels…

  • Dans quelles circonstances avez-vous décidé de monter une nouvelle formule du Pandémonium après un quasi-silence de plus de dix ans ?

Pour être tout à fait franc, c’est au départ purement pour le plaisir, l’envie d’écrire un nouveau chapitre de cette belle aventure. Pandémonium a été un orchestre régulier entre 1978 et 1991, même s’il y avait eu des changements au niveau de l’effectif et de l’instrumentation. Sa mise en veilleuse est intervenue à un moment où je n’avais plus le temps de m’en occuper : j’étais accaparé par mes activités au CNSM, et diverses autres choses. Maintenant que j’ai été mis à le retraite, je suis à nouveau en mesure de lui consacrer le temps nécessaire. Et je dois dire que l’année 2004 a été plutôt positive : nous avons fait le festival de jazz du Mans, puis celui de La Villette, puis La Maroquinerie et enfin un concert à la Maison de la Radio. Pour autant, faire vivre une telle structure est loin d’être simple, et nous sommes en train de monter un dossier de demande de subvention. Mais nous avons démarré sans aucun moyens, armés de notre seul enthousiasme…

  • Avez-vous le sentiment d’une continuité musicale entre les formules successives du Pandémonium, ou est-ce un organisme en perpétuelle évolution ?

Au niveau du répertoire, nous jouons une ou deux choses des anciens orchestres, mais le reste est totalement nouveau, et de toute manière, comme l’instrumentation est différente, j’ai complètement refait les arrangements. Autrement, oui, la musique évolue, parce qu’avec le temps les envies changent. Mais l’intention reste la même : avoir un big band qui fonctionne avec la souplesse d’une petite formation. L’inconvénient de beaucoup de big bands, c’est que leur musique est trop formelle, trop structurée…

  • Comment prévient-on ce risque ? Par l’écriture ?

Pas seulement. Tout compte, et en premier lieu le « casting ». Il est important de choisir des musiciens capables de prendre des initiatives, et qui en soient aussi capables dans cet orchestre que dans leurs petites formations respectives. Bien sûr, l’écriture a aussi une grande importance. Et puis il y a une nouveauté par rapport aux autres versions de Pandémonium : l’utilisation du « sound painting », un langage de signes, de conventions gestuelles…

  • Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?

Ce langage a été créé par un musicien américain, Walter Thompson, qui y travaille depuis une quinzaine d’années. Il a ainsi développé tout un vocabulaire qui comporte maintenant près de sept cents signes… C’est un vrai langage, très sophistiqué ; l’un de ses grands mérites est de permettre de diriger non seulement des musiciens, mais aussi des comédiens, des plasticiens, etc. Bien sûr, certains signes sont plus spécifiquement destinés à telle ou telle catégorie de participants. Pour donner un exemple, on peut répartir les gens par groupes, par catégories d’instruments, ou s’adresser à eux individuellement. On peut leur faire faire plein de choses : tenir des notes, jouer dans telle ou telle tonalité, dans tel ou tel style… Dans le cas de Pandémonium, le sound painting sert de fil conducteur à l’ensemble du concert, et à l’intérieur de cela, on insère des morceaux qui sont écrits, des morceaux « normaux » si l’on peut dire.

  • On sent chez vous une démarche résolument novatrice. Vous méfiez-vous des tendances passéistes qui existent dans le milieu du jazz ?

Personnellement, je ne suis ni passéiste, ni nostalgique. En même temps, rien ne se faisant à partir de rien, les traditions existent et ont leur importance, mais il me paraît important de les faire évoluer, les amener ailleurs. Je revendique volontiers l’influence de certains grands orchestres du passé, ceux de Count Basie, Duke Ellington ou Gil Evans, parce qu’on y trouvait une souplesse de fonctionnement qui laissait aux musiciens une part d’initiative personnelle, des possibilités de s’écarter de la partition, de prendre certaines libertés… Voilà un aspect de la tradition du big band qui m’intéresse par rapport à ce que j’ai envie de faire. Est-ce moderne ou pas ? Je n’en sais rien, et à vrai dire ce n’est pas mon souci principal.

  • L’éclectisme musical du Pandémonium reflète-t-il celui de votre carrière ? Vous vous êtes fait connaître à la grande époque du free jazz, puis vous avez fait un détour par la pop avec le groupe Triangle. Certains parleraient de grand écart…

Il reste forcément quelque chose de toutes ces expériences. De toute façon, ces étiquettes sont un peu réductrices. Prenez le free, par exemple : le jazz a toujours été « free », dès le départ. Mais il est certain que ce que l’on a appelé free jazz a apporté quelque chose d’irremplaçable, une notion de liberté, de création sur le moment. Avec mes collègues de l’époque - Michel Portal, Beb Guérin, Bernard Vitet, François Tusques… - nous avons été profondément marqués par cela. Parfois, nous faisions des concerts avec douze ou quinze musiciens, il n’y avait absolument rien de préparé, on montait sur scène et on jouait, simplement. Mais ce qui est amusant, quand on réécoute aujourd’hui certains disques de l’époque, comme les premiers albums d’Ornette Coleman, c’est que finalement ce n’était pas si « free » que ça : il y avait un thème, des solos, une pulsation, une forme…

  • On imagine que la marge de manœuvre était un peu plus limitée quand vous accompagniez Claude François

C’est vrai, la liberté était assez réduite ! Il y avait quelques solos de temps en temps, mais pas beaucoup. Ceci dit, la chose amusante, c’est que l’orchestre de Claude François, à l’époque où j’en faisais partie, n’était constitué que de musiciens de jazz : René Urtreger au piano, Bernard Vitet à la trompette, Jean-Marie Ingrand à la contrebasse… Du coup, c’était assez sympa !

  • Avec Triangle, l’ambition était de faire fusionner les genres, à une époque où il existait plus de « ponts » entre le jazz et le rock. Reste-t-il quelque-chose de cet idéal de fusion totale ?

J’espère que oui, parce que c’est intéressant, de mélanger les genres. Dans les concerts du Pandémonium, il y a un parti pris de travailler avec des gens qui ne sont pas forcément issus du jazz, et qui, parfois, ne sont même pas musiciens… C’est aussi vrai d’autres projets dans lesquels j’ai aussi utilisé le « sound painting », des expériences passionnantes avec des musiciens classiques, traditionnels, de pays lointains comme le Kazakhstan, l’Ouzbékhistan… Ce genre de mélanges m’intéresse toujours.

  • Pour revenir à Triangle… avec le recul, quel bilan artistique tirez-vous de cette expérience ?

Je dirais qu’il y a eu de bonnes choses et d’autres moins réussies… Ce groupe était un défi, parce que nous étions quatre musiciens venant d’horizons si différents que nous avions du mal à nous mettre d’accord. C’est pourquoi le groupe n’a pas duré longtemps. A partir du moment où nous avons eu deux tubes - « Peut-être demain » et « Viens avec nous » - nous avons subi des pressions pour ne plus faire que des choses de ce genre… Finalement c’est un contrôle fiscal qui a eu raison de nous - suite à une gestion plutôt… « originale » ! Nous n’étions pas du tout préparés à vendre 300 000 exemplaires de chaque disque ; cette affaire a été très mal gérée et s’est très mal terminée… Ceci dit, je n’ai aucune amertume : il est bon, je pense, de savoir passer à autre chose. Triangle a duré quatre ou cinq ans, ça me semble suffisant. Il faut toujours trouver un équilibre entre la nécessité d’évoluer et celle de prendre le temps, parfois, de développer quelque chose sur la durée, afin qu’elle ait le temps de vivre et d’évoluer.

  • En 1986, vous avez essuyé les plâtres de l’Orchestre National de Jazz. Avec le recul, là aussi, quel bilan tirez-vous de cette expérience ? Estimez-vous avoir eu le temps et les moyens de mener à bien votre projet ? N’auriez-vous pas aimé bénéficier d’autant de temps que certains de vos successeurs ?

Non. J’ai trouvé l’expérience satisfaisante. J’ai préféré contribuer à créer quelque chose qui n’existait pas, plutôt que de prendre les commandes d’une formule déjà installée. Ça me paraît plus intéressant, même si ça a duré moins longtemps. A ce propos, il faut tout de même apporter une nuance : il est vrai que le mandat ne durait au départ qu’un an, mais d’un autre côté, le premier ONJ est le seul à avoir travaillé toute l’année, douze mois et non pas sept ou huit comme par la suite. C’est aussi celui qui a donné le plus de concerts, environ quatre-vingt-dix en un an, ce qui est rare pour un big band. Mais c’est aussi parce qu’il était le premier - il y avait un engouement pour la nouveauté de la chose.

  • Ayant déjà votre propre big band, comment avez-vous abordé cet exercice d’un point de vue musical ? Avez-vous essayé de faire quelque chose de résolument différent ?

Ce devait être différent, parce que dans le cahier des charges de l’époque, il n’était pas question de prendre son orchestre et de lui appliquer simplement le label ONJ. Il fallait que l’instrumentation soit différente, que ce ne soient pas les mêmes musiciens - ce qui n’a pas forcément été bien vécu par les gens de Pandémonium, d’ailleurs, parce qu’ils espéraient légitimement être de l’aventure. Par la suite, le cahier des charges a beaucoup changé. Par exemple, l’ONJ de Laurent Cugny, c’était peu ou prou le big band Lumière avec le label ONJ.

  • Aviez-vous des réserves sur l’aspect institutionnel de cette structure ? Le côté « vitrine du jazz français » ?

Evidemment, je n’ai jamais été « fana » de l’appellation. On aurait peut-être pu trouver mieux ! Pour ce qui est de représenter le jazz français, ça n’a jamais vraiment été le cas, faute de moyens. Car même si l’ONJ a eu beaucoup plus de moyens que les autres grands orchestres, ceux-ci n’étaient pas pour autant suffisants par rapport à son cahier des charges, en particulier du point de vue de l’exportation. Les ONJ se sont un peu « baladés » à l’étranger, mais pour ce qui est d’être une vitrine du jazz français, je ne sais pas… En ce moment, on parle beaucoup de supprimer l’ONJ. Je ne pense pas que ce soit une bonne chose. Sans doute a-t-il besoin d’un coup de peinture, sans doute faudrait-il revoir la formule, mais je pense qu’il est important qu’il ne disparaisse pas.

  • En 2000, vous êtes revenu à la direction de l’ONJ, mais dans le cadre d’une co-direction avec Paolo Damiani. Comment est né ce concept de co-direction ? Ça s’est décidé comment ?

En fait, au départ, il devait s’agit d’une co-direction à trois, une sorte de collectif avec Paolo Damiani, Jean-Paul Céléa et moi. Et puis, avant même que l’orchestre ne démarre, il s’est trouvé que Paolo et Jean-Paul ne se sont pas entendus ; Céléa s’est retiré. Cest dommage, parce qu’il apportait quelque chose de différent. L’orchestre aurait sans doute été meilleur avec lui. Mais je persiste à penser que c’était un bon orchestre, même si tout le monde lui est tombé dessus, et qu’on a amputé notre mandat d’une année, d’une façon que je n’ai pas trouvée très élégante… Certaines choses n’étaient pas claires dans cette histoire. Le conseil d’administration de l’ONJ se disait ouvert à ce que la direction de l’ONJ soit assurée par un collectif de musiciens, et en même temps c’était « l’ONJ de Paolo Damiani ». C’était assez ambigu…

  • Pour finir sur le Pandémonium, il y a un projet d’album ? Rien d’enregistré ?

Non, pas encore. On ne sait même pas encore où, quand, avec qui… Comme vous le savez, l’industrie du disque ne va pas très bien, et les producteurs ne se bousculent pas au portillon ! On peut même se poser la question de savoir, étant donné l’effondrement du marché, s’il est toujours intéressant de faire des disques, à part pour avoir une carte de visite, un outil de démarchage… Je ne sais pas vraiment quelle solution apporter à ce problème. Sans doute faut-il compter avec Internet. Le fait de pouvoir télécharger de la musique en payant, je ne trouve pas ça mal. De toute façon, le disque tel qu’on le connaît actuellement est moribond. Il va bien falloir trouver autre chose !

  • A part le Pandémonium, que faites-vous en ce moment ?

J’ai un groupe qui marche plutôt bien - un trio ou un quartet, selon les occasions. Et puis depuis que je suis plus au CNSM, j’ai davantage de temps ; je suis donc beaucoup allé me balader dans des pays lointains… Par exemple, on m’a demandé de créer un opéra au Kazakhstan, à partir d’un conte traditionnel. Il y avait un orchestre symphonique, des musiciens traditionnels kazakhs, un quartet de jazz, un chœur, des danseurs… Nous étions cent cinquante sur scène ! Une expérience formidable. C’était en février dernier, et nous l’avons refait au mois de juin. J’ai enregistré quatre disques dans ces pays-là, qu’on a peu de chance de voir un jour sortir par ici…

  • Bref, l’appétit de nouveaux horizons est resté intact ?

Bien sûr ! Ça me semble indispensable à la bonne santé du musicien !