Scènes

Magma - « Mythes et Légendes » II


Magma a donné 20 concerts au Triton (Mairie des Lilas) entre le 10 mai et le 4 juin 2005 - Deuxième Partie

Autre semaine, autre invité… C’est Benoît Widemann qui prend place au sein de Magma comme second claviériste. Widemann et Magma, c’est une longue histoire, entre ses séjours successifs dans le groupe (de 1975 à 1981) et sa participation à divers projets parallèles (Fusion, Alien), tout en menant un parcours personnel intéressant (on ne peut pas en dire autant de beaucoup d’autres ex-Magma). Embarqué dans une seconde carrière d’informaticien, Widemann ne ressort son bon vieux Minimoog qu’occasionnellement. La réactivation de l’Alien Quintet pour une série de concerts au Sunset, en décembre dernier, autour d’un répertoire constitué comme autrefois de « standards » du jazz-rock des années 70, aura sonné l’heure d’un retour qui devrait déboucher sur un nouveau projet solo (avec Éric Séva au saxophone). En attendant, un petit retour au bercail, « for old time’s sake », s’imposait.

Benoît Widemann © H. Collon

L’intitulé de cette troisième semaine, 1977-81, était un grossier mensonge, mais un de ces mensonges que l’on préfère à la vérité ! Ces années-là n’ayant rien d’un âge d’or pour Magma, on se félicitera que la quasi-totalité du répertoire joué provienne en fait de la période 1974-76, les seules exceptions étant les deux derniers morceaux, extraits d’Attahk (1978). En fait, c’est plutôt à un remake du double album live de 1975 que le public fut convié, avec les suites « Köhntarkösz » et « Ëmëhntëht-Rê » (dont le fameux « Hhaï » constitue la pierre angulaire) ; et, plus inattendu, « Lïhns », ode à la pluie à la beauté sereine et touchante, rendue plus séduisante encore par les délicats contrepoints de synthétiseur de Widemann, s’écoulant avec grâce et fluidité sur les clapotis du Fender Rhodes de son collègue Borghi, tandis que Vander égrène ses « cling, clang, cling » sur fond de chœurs féminins célestes… Très beau moment, mais qui ne saurait néanmoins éclipser les deux pièces de résistance de la soirée !

Emmanuel Borghi © H. Collon

Pour beaucoup, dont l’auteur de ces lignes, « Köhntarkösz » reste le chef-d’œuvre de Christian Vander. A l’opposé de la construction fragmentée à l’extrême de « M.D.K. », « Köhntarkösz » s’attache à développer son propos dans la continuité, au moyen d’une progression harmonique que les voix accompagnent plus qu’elles ne l’initient : difficile de fredonner un « thème » de ce morceau, car il n’en a pas vraiment. L’autre originalité du morceau, c’est son approche rythmique inversée, basée sur le positionnement de la batterie à contretemps des autres instruments : un concept tout simple, mais dont la traduction concrète est une sorte de pulsation flottante qui place l’auditeur dans un état de tension et d’instabilité. L’un des moments forts des quelque 32 minutes de « Köhntarkösz » est son aparté instrumental, d’une longueur inhabituelle chez Magma, et où d’aucuns pourront voir une concession à l’air du temps jazz-rock de l’époque ; dévolu ces dernières années à un solo de guitare, il sera logiquement attribué à Benoît Widemann, qui pourra ainsi donner un premier échantillon de son expertise au Minimoog.

« Ëmëhntëht-Rê » est l’un des grands mythes de l’histoire de Magma, le monument que Christian Vander préparait en 1975-76 et qu’il ne réussit jamais à achever à l’époque. Des fragments furent disséminés au fil des disques suivants, mais le triple album annoncé en grande pompe ne vit jamais le jour. Un certain mystère subsiste quant aux contours exacts de l’œuvre, étant donné que « Köhntarkösz » a été présenté comme son premier mouvement, et que « KA » est lui-même censé précéder « Köhntarkösz »… Il est tentant de voir ce triptyque comme une seconde trilogie, tout en sachant que cela reste une vue de l’esprit, fusse-t-elle cautionnée par Vander lui-même. Retravaillé et présenté pour la première fois à l’Olympia en janvier dernier, « Ëmëhntëht-Rê » ne dure finalement que 35 minutes, que le groupe prévoit de porter à environ 40 afin d’en faire la pièce de résistance de son prochain album studio.

Christian Vander © H. Collon

En dehors du final, assez bref du reste, pas grand-chose d’inédit au programme, mais le plaisir de découvrir enfin « Hhaï » - pierre d’angle de la suite et morceau très apprécié des amateurs de Magma - dans son véritable contexte, ou supposé tel : précédé de sa longue introduction à dominante chorale (comprenant désormais le « Rindë » d’Attahk), occasion pour les trois chanteuses de s’offrir chacune à leur tour un petit solo (événement rare pour Isabelle Feuillebois) ; et suivi (mais l’enchaînement reste à « fluidifier » : il n’existait pas dans les versions jouées en 1977, où ces deux blocs principaux étaient séparés par « De Futura ») de « Zombies », une composition plus typique de la période VanderTop qui rappelle d’ailleurs les ambiances de « De Futura ». C’est sans doute à « Zombies » que viendront s’ajouter les minutes supplémentaires promises pour l’œuvre définitive, car certaines versions jouées sur scène à l’époque étaient notablement plus longues.

« Hhaï », en tout cas, demeure pour Magma le « crowd-pleaser » par excellence. Christian Vander s’est taillé une partie vocale sur mesure, qu’il délivre debout derrière sa batterie, façon crooner kobaïen, tout en taquinant ses cymbales, jusqu’à l’explosion rythmique annoncée par les grondements sourds de la basse. Les passes d’armes instrumentales qui suivent (solo de Rhodes très jazzy, puis dialogue guitare-synthé à bâtons rompus) sont, encore une fois, typiques de la phase jazz-rock du groupe, mais cette concession à une optique plus démonstrative n’est pas pour déplaire au public, et encore moins aux musiciens concernés. Ce morceau montre en tout cas que Magma sait, à l’occasion, exprimer sa singularité musicale sous une forme très digeste pour le plus grand nombre, sans pour autant transiger avec son exigence d’intégrité. Ce ne sera hélas pas toujours le cas par la suite.

Antoine Paganotti © H. Collon

Les deux derniers morceaux joués la troisième semaine, « Nono » et (en rappel) « The Last Seven Minutes », issus tous deux d’Attahk, sont assez emblématiques du tournant pris par Magma à partir de 1977 : plus ramassés, de plus en plus marqués par l’influence des musiques afro-américaines (funk, gospel…) et subordonnés à un despotisme vocal d’autant plus marqué que c’est Christian Vander lui-même qui, souvent, assurera le chant, reléguant Klaus Blasquiz à un rôle secondaire et faisant appel à des batteurs de complément pour le soutenir rythmiquement dans ses velléités vocales. Ce ne sera pas le cas au Triton : Vander reste derrière ses fûts et ne prive pas Antoine Paganotti de son rôle de chanteur, dont ce dernier s’acquitte du reste avec une ferveur décuplée. Si « Nono » vaut essentiellement par sa tension permanente, sa monotonie finit par agacer. Il en va autrement de « Last Seven Minutes », avec son énergie rythmique dévastatrice (sur la première partie, James McGaw se munit même d’une basse pour recréer avec son compère ’Bubu’ le mythique duo Ourgon/Gorgo), car si dans la version studio l’omniprésence et la lourdeur du chant posaient problème sur la longueur, son incarnation scénique est beaucoup plus aérée, donc digeste, grâce à l’ajout de longs développements instrumentaux. Ceux-ci auront permis à Emmanuel Borghi de prendre sa revanche sur Benoît Widemann (avec un solo de synthé dont la finesse de phrasé et la vélocité n’eurent pas grand-chose à envier à celles de son glorieux aîné), et au morceau d’atteindre une durée notablement supérieure à celle annoncée par son titre… Au final, que l’on aime ou pas ce Magma plus « ramassé », force est de convenir qu’on tient avec « The Last Seven Minutes » un morceau de rappel idéal, à défaut d’être propice aux grandes extases mystiques…

Isabelle Feuillebois © H. Collon

Si ces morceaux nous avaient entraînés sur un terrain plus polémique que les chefs-d’œuvre incontestés de la période 1972-76, ce n’était rien en comparaison du répertoire choisi pour le premier set de la dernière semaine. Cette fois, le hors-sujet chronologique est total : on nous annonçait « 2000-2005 », mais à moins de considérer « KA » (aux 50 minutes duquel la seconde partie des concerts sera entièrement consacrée) comme une composition nouvelle, rien de récent ne nous a été proposé, et encore moins les deux compositions inédites promises, abandonnées faute de répétitions - mais il serait ingrat de crier au scandale au vu de la somme de travail abattue, avant et pendant ces quatre semaines, par les musiciens !

Pour revenir au premier set, il sera centré sur la phase la plus polémique de la carrière de Magma, correspondant peu ou prou aux concerts de Bobino (1981) et à ce qui est longtemps resté l’ultime opus studio du groupe, Merci (1984). Rares sont ceux, hormis quelques inconditionnels absolus, à voir dans ces années autre chose qu’un long purgatoire. Certes, prise pour ce qu’elle est, cette musique n’est pas forcément dénuée d’atouts et de charmes, et fut souvent servie en son temps par des musiciens de grand talent. Mais lorsqu’il s’agit de la comparer aux faits d’armes antérieurs de Magma, le différentiel artistique est vertigineux, pour ne pas dire indécent.

Plus encore que l’appauvrissement de l’inspiration musicale, où la répétitivité n’est plus génératrice de transe mais souvent assommante de monotonie (la trame de « Zëss », qui redonne tout son sens à l’expression latine « ad nauseam »), c’est la mise en scène dont furent affublés certains morceaux qui était la plus navrante. On imagine qu’au fil du temps, les critiques formulées à l’encontre du groupe, jugé prétentieux et abscons par beaucoup - utilisation d’une langue incompréhensible (car fictive), morgue méprisante affichée (non sans second degré) par le groupe sur scène - avaient fini par peser sur un Christian Vander malgré tout désireux de s’adresser au plus grand nombre.

Fred d’Oelsnitz © H. Collon

Ce qui étonne, c’est l’ampleur du revirement opéré alors : simplification à outrance du propos, et utilisation de plus en plus fréquente du français et de l’anglais, furent les remèdes (de cheval) adoptés. Le problème, en dehors d’un évident déficit d’originalité par rapport au kobaïen, c’est qu’en devenant intelligible, le propos littéraire de Vander révèle avec une crudité souvent embarrassante ses côtés pompeux, voire grotesques. La distance induite par la barrière de la langue n’étant plus de mise, le roi est nu. Cela donne des morceaux comme l’inénarrable « Rétrovision (Attahk) » ou, pour citer les deux retenus pour cette dernière semaine au Triton, « Zëss » et « Otis ». Même débarrassé des costumes façon Star Trek du Live à Bobino, « Zëss » continue à laisser sceptique. L’introduction, mêlant chœurs féminins et cuivres (les frères Guillard, annoncés, ont finalement été remplacés par les jeunes Hughes Mayot et Aymeric Avice) sur fond de nappes synthétiques, est somptueuse, mais les trente minutes qui lui succèdent soufflent le chaud (un peu) et le froid (surtout).

Hormis quelques breaks ici et là, les instrumentistes (c’est Antoine Paganotti qui tient la batterie pour l’occasion, ne donnant hélas qu’un maigre aperçu de ses réelles capacités) sont placés sur des rails désespérément rectilignes, seul James McGaw ayant droit à un véritable solo. Les deux pianistes et le valeureux Bussonnet, moins chanceux, affichent des regards vides, comme accablés par cette sous-utilisation flagrante de leur talent. Christian Vander, quant à lui, commence par délivrer, depuis les coulisses, un long monologue en français, inspiré par les combats de gladiateurs de l’Antiquité, puis arrive enfin sur scène pour se livrer à un one-man-show vocal assez éprouvant, alternant textes (en allemand, ce qui n’est pas du meilleur goût dans cette ambiance martiale) et vocalises improvisées dont seuls les cuivres viennent rompre l’interminable litanie.

Le principal mérite d’« Otis », en comparaison, est sa brièveté. Cet hommage un peu gnan-gnan (défaut récurrent chez Vander quand il oublie d’être ambitieux) à Otis Redding possède un certain charme, rythmique surtout (James McGaw a une nouvelle fois troqué sa guitare contre une deuxième basse), mais - outre le fait qu’on y frôle parfois la variété - les qualités les plus précieuses de Magma (puissance et beauté) lui font cruellement défaut. On aura au moins droit à la seconde avec « The Night We Died », le final de Merci (et assez certainement son meilleur moment), somptueuse ballade piano-chœurs qui, pourtant, ne semble pas faire l’unanimité au sein du groupe : Emmanuel Borghi, semble-t-il, renâcle à le jouer, obligeant Christian Vander à tenir lui-même le piano le mercredi soir, avant de céder la place à Fred d’Oelnitz lors des trois derniers concerts. Du côté des chanteurs, on aura noté quelques hésitations, suscitant une réprobation souriante du maestro, démentant au passage sa réputation d’autoritaire ombrageux.

Obnubilé par la préparation de ce premier set, Magma n’avait pas eu le temps de répéter « KA », mais le public aurait été bien en peine de le deviner à l’écoute du résultat. Fort des dizaines de concerts donnés depuis sa première présentation au Sunset début 2002, le groupe maîtrise cette épopée sur le bout des doigts. Son interprétation est d’une totale fluidité, et ses 50 minutes passent aussi vite qu’autant de secondes. Après les égarements précités, on retrouve là le Magma que l’on préfère, capable d’alterner, ou de mêler, mélodies sublimes et rythmes terrassants, sous le signe des plus hautes ambitions musicales.

Jannick Top © H. Collon

Du coup, le groupe préfèrera s’abstenir de tout rappel pour ces ultimes prestations, à l’exception notable de la toute dernière, qui réservera au public présent quelques heureuses surprises. Un véritable troisième set lui sera ainsi proposé, voyant le retour des invités des semaines précédentes (à l’exception de Benoît Widemann, en déplacement à l’étranger) pour un tour d’horizon accéléré de la « rétrospektïw » tritonienne : « Iss Lanseï Doïa » avec Klaus Blasquiz et les trois saxophonistes ; le final de « Mekanïk Destruktïw Kommandöh » avec Jannick Top et Blasquiz ; une version écourtée de « De Futura » ; et, pour finir en beauté, un « Kobaïa » d’anthologie, très cuivré, pour lequel on dénombrera pas moins de 17 musiciens sur scène (soit un de plus que quelques semaines auparavant au Triton, avec l’Orchestre National de Jazz Frank Tortillier : record battu !).

Une fois retombée l’euphorie de ce final grandiose, se pose d’ores et déjà la question du prochain épisode : quelle idée folle Magma et le Triton vont-ils sortir de leur chapeau pour nous étonner à nouveau ? En attendant d’avoir la réponse, quelques certitudes auxquelles nous raccrocher : trois soirées en compagnie de l’Alien Quintet à la mi-novembre au Triton et, donc, la promesse d’un coffret DVD souvenir au début de l’année prochaine. D’ici là, beaucoup de grands moments à se rediffuser intérieurement en boucle…