Scènes

Jazz in Marciac 2005

(concerts du 1er au 15 août)


(concerts du 1er au 15 août)

Eliane Elias © P. Audoux

Dimanche 7 août, on est exactement à mi-parcours de cette édition 2005 de Jazz in Marciac, JIM pour les intimes. C’est ici que nous attrapons le train. En route donc, et quelle route ! Rio de Janeiro, Sao Paulo, La Havane, Salvador de Bahia, c’est par la face sud que les festivaliers ont abordé le continent américain.

Gilberto Gil (g, voc) - oui oui, le ministre de la Culture brésilien en personne - a ouvert le bal, entre jazz et world music, version latine dans tous les cas. Ont suivi, entre autres et dans le désordre, le Cubain Orlando ‘‘Maraca’’ Valle (fl, conductor) et son orchestre, le Quarteto Camara, la Brésilienne Eliane Elias (p, voc) et jusqu’à Wynton Marsalis lui-même dont le cœur a battu aux rythmes brésiliens l’espace d’une soirée (My Brazilian Heart).

Gilberto Gil © Damien Gall

Mais avant, après, au-delà il y eut ce concert du plus célèbre des boléristes cubains, Ibrahim Ferrer. Malade et fatigué, il n’en a pas moins honoré son contrat en assurant, le 26 juillet, un concert qui s’est avéré être le dernier puisqu’il est décédé quatre jours plus tard, chez lui, à La Havane. Aux dires de tous, cet adieu à la scène fut des plus émouvants. On veut bien le croire.

Ibrahim Ferrer © Damien Gall

Intense émotion également le 7 août lorsque le pianiste cubain Omar Sosa prend les choses en main, assurant un hommage attentionné à son compatriote disparu, une transition élégante vers d’autres cieux. Attentif à la belle compagnie qui l’entoure, Childo Tomas au chant et à la contrebasse, Miguel ‘‘Anga’’ Diaz aux percussions, le pianiste volontiers volubile sait donc aussi mettre de la sobriété dans son jeu sans pour autant renoncer à la pulsion vitale qui le mène parfois jusqu’à la transe. Les ancêtres yoruba de Miguel ‘‘Anga’’ Diaz planent quelque part et Childo Tomas se les réapproprie sans hésiter, sans tomber pour autant dans la facilité du processus incantatoire.

D’une transe à l’autre, nouvelle transition, de la soirée (tripartite) cette fois-ci, le trio du pianiste sud-africain Abdullah Ibrahim (Belden Bullock, b, George Gray, dm), resté Dollar Brand dans le cœur de ses admiratrices/eurs des premières heures, autrement dit avant sa conversion à l’islam. Resté Dollar Brand également dans son approche du jazz et de l’« Afro-Amérique » à travers le prisme de la tradition musicale africaine, voire sud-africaine. Ligne mélodique triturée et enchantée par des extensions harmoniques souvent dissonantes et des attaques décalées à droite, pulsation (poly)rythmique puissante, notes tenues (pédales) et presque envahissantes à gauche, Abdullah Ibrahim ne sort pas de cette synthèse impeccable entre le continent de Monk et d’Ellington et son Afrique métisse, notamment celle du Cap, sa ville natale. C’est chaud, c’est beau, ça remue, ça emporte, mais la Celebration (Enja, 2005) à laquelle il nous convie n’a guère évolué depuis quarante ans. Un disque sort chez Enja cette année, il s’intitule Re : Ibrahim. Si c’est lui qui le dit…

Troisième volet de cette soirée pianistique, le duo Kenny Barron-Mulgrew Miller. Un duo de choc qui vire immédiatement au duel en dépit du respect mutuel des deux géants. Quand l’un cède finalement la parole à l’autre, il lui abandonne tout simplement la scène le temps d’un solo - tout aussi virtuose, pour l’un comme pour l’autre. Ni vainqueur ni vaincu dans cette joute courtoise, un à un, la balle au centre. Il faut attendre que Monk entre en jeu, à la fin du concert, pour entendre que les deux pianistes sont capables de se délecter ensemble, sur le même terrain, en l’occurrence « I Mean You » puis « Blue Monk » (au rappel du public), mélangeant tour à tour et avec doigté des saveurs d’âges et de provenances variés (ragtime, boogie…).

Le 8 août, c’est à une autre célébration que nous sommes conviés : cinquante ans après sa disparition, l’oiseau rare Charlie Parker renaît une fois encore de ses cendres. « Tout jazzman doit passer par la musique de Charlie Parker », précise Stefano Di Battista quand un élève de la master class qu’il anime avant son concert l’interroge sur son rapport au grand génie du bebop. A fortiori quand on est altiste. Le Romain justifie ainsi la sortie de son dernier disque en date, Parker’s Mood (Blue Note, 2004), en quartet, et le concert d’hommage dont il assure la première partie ce 8 août sous le chapiteau invariablement bondé.

E. Legnini © P. Audoux

A l’écouter en direct, on se met à penser qu’il a sans doute raison car mis à part quelques bavardages dont on se serait bien passé - il aime aussi le verbe, Battista -, le saxophoniste tient assez bien le pari d’adopter l’accent parkérien sans y perdre trop le sien. Comme Bird, c’est un fou des tempos endiablés, et la facilité avec laquelle il aborde « Donna Lee », pour ne citer que ce thème, défi à la virtuosité s’il en est, achève de nous en convaincre. Au piano, Eric Legnini reste à l’écoute mais n’hésite pas à voler la vedette à l’altiste le temps d’un solo lyrique à point, jamais ampoulé. ‘‘Dédé’’ Ceccarelli (dm) s’adapte à merveille. Qui s’en étonnerait ? Quant à Rosario Bonacorso (b), il est difficile d’imaginer plus grand complice pour Battista.

Phil Woods, le plus émancipé des fidèles de Bird, prend la suite with strings and more. « More », à commencer par son quartet : Ben Aronov (p), Reggie Johnson (b) et Doug Dides (dm). « More » plus Jesse Davis, autre altiste qui prouve qu’il est un peu plus qu’un simple relais de Phil Woods lorsqu’il prend son unique solo sur « Repetition ». Quant aux cordes, à savoir l’ensemble instrumental du CNR de Toulouse, sous la direction de José Fillatreau, elles ont davantage de mal à trouver leurs marques dans la fougue - légèrement tempéré par le poids du temps - du bopper. L’expérience du maître (Woods) en matière de grands orchestres se ressent notamment dans son talent pour atténuer les quelques raideurs persistantes. La fatigue de Woods lui aura sans doute interdit d’avoir le dernier mot de la soirée.

Le Charlie Parker Legacy Band s’en charge et plutôt bien. Jon Faddis (tp) en est à la tête, toujours prêt à dégainer une blue note. Jesse Davis ressurgit à ses côtés, mais c’est le jeune altiste sicilien Francesco Cafiso - seize ans ! - qui rafle les suffrages lorsqu’il déboule « like a devil » sur « Moose the Mooche ». Il enfièvre la salle jusqu’à un « Koko » par définition de tous les diables, qui signale magnifiquement la fin du concert. Pour un peu, on en aurait oublié de mentionner la superbe section rythmique : Darryl Hall (b), Jimmy Cobb (dm), Ronnie Matthews (p).

R. Coltrane © P. Audoux

Première apparition à Marciac de « celui qui s’est fait un prénom », Ravi, fils du Giant. Il s’est sans doute fait un prénom, mais de son nom, il ne se relève pas. À ses côtés, Luis Perdomo (p), Drew Gress (b) et Ej Strickland (dm) ‘‘assurent’’, comme on dit. Belle mécanique, (trop) bien huilée, autrement dit au goût du jour, au service des compositions du leader, de sa mère (Jagadishwar) - dont il a récemment produit un disque ‘‘hindouisant’’ mais assez peu inspiré (« Translinear Light », Impulse !, 2004) -, ou de son bassiste (Away). Beaucoup de technique pour un résultat en demi-teinte, d’autant plus pâle que le quartet qui suit s’impose d’emblée avec une musique ‘‘à dézorner les bœufs’’.

D. Douglas/J. Zorn © J. Knaepen

Première à Marciac également, l’Acoustic Masada du plus « polyfree » (pour reprendre le qualificatif jadis employé par Steve Lacy) des musiciens (altiste, clarinettiste, compositeur) de notre temps : John Zorn. Il a choisi la voie de l’éclectisme absolu, la voie des inclassables. Éclectisme ou plutôt syncrétisme. Pas l’ombre d’une note fausse dans cette mosaïque de mélodies incisives, tantôt ludiques, tantôt parodiques, sarabande rythmique fascinante de rigueur dans son cadre délirant. Ça brasse dur entre les quatre immenses délurés de Masada, Joey Baron (dm), Dave Douglas (tp), Greg Cohen (b). Tout, ou presque, y passe, de Led Zeppelin à Charlie Parker, d’Ornette Coleman à Debussy, et toujours ce fond de tradition juive à laquelle Zorn se réfère explicitement - y compris à travers ses choix vestimentaires. On n’est pas loin des fanfares de rue de la Nouvelle-Orléans. La salle s’emballe. Quatre rappels : du jamais vu à Marciac, affirment des festivaliers confirmés. Ravi Coltrane est convié sur « Tagriel » (au deuxième rappel) : invitation innocente ou provocation malveillante ? Difficile de connaître le fond de la pensée de la zornade du festival, mais le résultat de cette confrontation, c’est que le fils du Giant a l’air de traîner son soprano à pas de fourmis.

Stéphane Guillaume © Damien Gall

Après la tempête, l’orage. Mais au-delà du chapiteau cette fois. Sur scène, en dépit du grand nombre de musiciens, l’ambiance se réchauffe doucement ce 10 août. Le Paris Jazz Big Band, conduit par le saxophoniste Pierre Bertrand et mené simultanément par le trompettiste Nicolas Folmer, propose une promenade qui ne sort guère des rues de la capitale. Tout est là, mais il manque à cette jolie bande le grain de folie qui lui permettrait d’être vraiment ‘‘big’’. Rien que l’idée d’inviter Alain Brunet, en l’occurrence meilleur siffleur que trompettiste, alors que l’on possède d’aussi bon solistes que Fabien Mary (tp), Frédéric Couderc (bs) ou Stéphane Guillaume (ts) fait frémir.

Le flûtiste Malik Mezzadri prend le relais en compagnie de Denis Guivarc’h (ts), Or Solomon (p), Sarah Murcia (b) et Maxime Zampieri (dm), mais de magie toujours point en dépit de la dérive hypnotique de la musique. Hard XP (traduisez ‘‘expérience difficile’’), donc, comme le suggère le titre de certaines compositions du flûtiste.

L. Sclavis © H. Collon
M. Portal © H. Collon

La rencontre entre Michel Portal (cl, bcl, ss, bandonéon) et Louis Sclavis (cl) relèvera-t-elle enfin le défi lancé par le ciel ? Dur dur de faire chanter la pluie après l’orage ! Mais les deux clarinettistes et leurs guests ne tardent pas à nous faire oublier l’immense pataugeoire de laquelle émerge péniblement la scène. Un petit « Voyage » complice de soprano en clarinettes avec le renfort d’un pianiste de grande intelligence (le Bosniaque Bojan Zulfikarpasic), d’un batteur habile quoique encore parfois timide (Eric Echampard), d’un driver délicat à la contrebasse (Bruno Chevillon), et le babil pseudo-mystique de la bande à Malik est déjà loin dans nos mémoires. Echanges généreux, amicaux, un peu trop sages, fructueux néanmoins. Et comme le laisse entendre Michel Portal le temps d’un lapsus où il attribue le leadership de son quartet au pianiste, dans sa jungle (Michel’s Jungle), le guide se nomme bien Bojan Z. Décidément, de Zorn à Zulfikarpasic, les ‘‘z’’ n’ont pas fini d’épanouir les oreilles à l’affût.

Butch Miles © P. Audoux

« The World Famous Count Basie Orchestra », actuellement dirigé par le tromboniste Bill Hugues, aurait plutôt tendance à contingenter notre ouïe. Entretenir la mémoire du Count est une chose, mais encore faut-il joindre l’art à la manière afin de ne pas tomber dans le purement spectaculaire. En la matière, le batteur Butch Miles excelle, loin des subtilités et de l’invention de ses prédécesseurs - qui ne sont autres que Jo Jones, Sonny Payne ou Rufus Jones. Spectaculaire, le big band l’est par définition, mais là où un Basie complètement ‘‘atomic’’ (en référence au mythique Complete Atomic Basie, Blue Note, 1957) embrayait la machine à swing d’un doigt, il en faut dix, et pas des plus légers, au pauvre Tony Suggs (p).

Il en faut pour tous les goûts dans un festival et la suite de la soirée confirme l’éclectisme (fort appréciable) de la programmation de Jazz in Marciac. Pas loin de deux heures durant, l’esprit de la Jamaïque emporte le chapiteau. Monty Alexander (p) est aux commandes, irréprochable dans ce rôle de show manipulateur ingénieux et attentif à son Band jamaïcain. Attentifs, Hassan Shakur (b) et Herlin Riley (dm) le sont également, particulièrement ce dernier dont l’irréprochable maîtrise instrumentale lui permet de s’immiscer à merveille et sans sacrifier une once de sa personnalité dans ce contexte à forte connotation reggae.

Deux géants du jazz ont le mot de la fin du in (Marciac) : Randy Weston (p) et Wayne Shorter (s). Géant aux sens propre et figuré pour le premier : 2,05m, 79 ans, on peut dire qu’il scrute la jazzosphère de haut, de loin et en travers. Par voix d’Afrique, où il dit retrouver ses racines. Avec son African Rhythm Trio, il remonte donc à la source, African Cookbook à l’appui. À la contrebasse, Alex Blake (é)tonne, s’étonne puis se complaît dans une surenchère de virtuosité. À la batterie, Neil Clarke complète joliment le tableau, davantage à propos que son compagnon de cordes. Heureusement, le jeu de Randy Weston se suffit à lui-même. Contentez-vous d’extraire un instant « Hi-Fly » de son environnement rythmique pour vous laisser mener au septième ciel. Loin de l’Afrique, plus loin que loin de l’horizon, Wayne Shorter, son ténor, son soprano. Les trois qui l’entourent, Danilo Perez (p), John Pattitucci (b) et Brian Blade (dm) sont à la hauteur, incontestablement, et pourtant, ils ne lui arrivent pas à la cheville. L’erreur est ailleurs. On ne peut même par parler d’erreur. Wayne Shorter s’élève au-delà - « High Life », comme le dit l’une de ses compositions. Là et ailleurs en même temps. Un minimum pour dire l’immense.

Ainsi s’achève JIM 2005…