Scènes

Jazz à la Villette 2005

Héritage coltranien et flirts avec le son moderne : aspects ondulatoires et corpusculaires du jazz actuel ?


L’édition 2005 du festival de la Villette était orientée autour de deux thématiques assez disjointes :

  • l’héritage coltranien aujourd’hui, à travers des univers musicaux aussi divers que ceux d’Alice Coltrane, Magma, Archie Shepp etc.
  • les flirts du jazz avec l’électro, le rock, le groove symbolisés par les surdoués (parfois dillettantes) que sont Julien Lourau, Magic Malik etc.

Il est un peu étonnant de vouloir opposer de la sorte ces deux paysages musicaux, comme si Coltrane n’était pas soluble dans la nouveauté mais juste « figé dans la légende » (sic), comme si un artiste mort ne pouvait finalement plus subvertir et que la « nouveauté » restait l’apanage des vivants, de préférence jeunes. Trêve de polémique, il convient néanmoins de constater que les vieux héros sont certes fatigués mais que l’émotion qu’ils véhiculent reste intacte et leur discours toujours capable de surprendre.

McCoy Tyner © H. Collon

McCoy Tyner, annoncé agonisant pour le 7 septembre, a pourtant tenu seul une bonne heure. Après une prestation un peu terne du Monde de Kota (un quartet issu du Conservatoire), Alfred, démarche claudiquante mais grande prestance, se livre à un émouvant récital dans la grande salle de la Cité de la Musique.

Les doigts sont parfois mal assurés, dérapent, mais le rythme, la pulsation de vie, celle qui animait un piano devenu percussion sur « My Favorite Things », sont toujours là. A travers un « Four by Five » endiablé par exemple. L’improvisation, très présente, ne se délitte jamais dans la facilité, même si les assauts de l’étrange ou du surprenant restent contenus. Il est clair qu’il ne s’agissait pas du concert de l’année, mais le rappel (« Naima ») restera un moment intense et mystique, avec chair de poule et spectre du grand John dans l’air…

Auparavant, le 2 septembre, les représentants du « cri primal » - coltranien, aylerien peu importe - avaient livré deux concerts pour le moins différents mais traversés par cette même âme du blues.

En première partie, Charles Gayle, saxophoniste révélé assez tardivement dans les années 80, s’entourait d’une section rythmique de grande classe : Reggie Workman, incontournable contrebassiste de Coltrane période 60-61, et Andrew Cyrille, batteur, entre autres, chez Roland Kirk, Cecil Taylor, Coleman Hawkins, merveilleusement inventif ce soir mais aussi très rigoureux, ce qui n’est pas la moindre des qualités, à plus forte raison pour du free. Gayle, tel un roseau pensant ou plus exactement en transe, plie, déplie lentement sa longue silhouette, traversée de sauvagerie, de déchirements, mais aussi de motifs répétitifs très bluesy. Mais il se montre beaucoup plus émouvant et surprenant lorsqu’il s’assied au piano et que des accords mystérieux ou des phrases tranchantes nous rapprochent plus de la musique contemporaine et de Cage que d’une certaine idée du jazz.

Entracte…
On parle de « swing » dans les rangs, des représentants de Jazz Hot enclins à la joute verbale ? Eh bien non. L’on apprend donc que les golfeurs aussi peuvent écouter du jazz.

Deuxième partie…

Archie Shepp © H. Collon

Certes, Archie Shepp se produit souvent à Paris, mais c’est une première pour l’auteur de ces lignes, très excité à l’idée d’entendre le compositeur de quelques fameux brûlots des annnées 60. Bien sûr, l’époque de « Fire Music » est loin, Archie a troqué habits de révolte pour panama et costards classieux, une « Girl From Ipanema » démembrée pour une « (Do You Know What It Means to) Miss New Orleans » assagie et de circonstance. Mais Shepp ne ronronne pas, comme certains veulent nous le faire croire sous prétexte qu’il ne réinvente plus la « New Thing » et que son cadre d’expression n’est plus une nouvelle sauvagerie formelle façon « Mama Too Tight ». Archie texture, triture, torture toujours le son, qu’il soit issu du ténor ou du soprano. La moindre note est reconnaissable, coupante et perçante comme une épée, polie par le temps peut-être ou devenue plus ironique et gouailleuse… cynique. Les grands classiques sont revisités avec enthousiasme - « Hope 2 », « Ujaama » et le toujours incantatoire « Mama Rose ». Plus d’un quart d’heure de transe, entamée par Steve McCraven et une démonstration pas forcément convaincante de percussion corporelle. Puis, au milieu, Shepp déclamant avec rage le « Poem for Malcolm » avant de s’envoler sur son soprano.

Archie Shepp n’est peut-être plus disposé à mener la révolution mais qui l’est encore ? L’alliage de sérénité et d’énergie qu’il dégage suffira au bonheur des hédonistes raisonnés. Quelle classe !

Changement de décor pour le versant jeuniste du festival.
On passe de cette solennelle grande salle de la Cité de la Musique (un peu pétrifiante, tendance Musée Grévin animé) au Cabaret Sauvage, agréable chapiteau à l’ambiance chaleureuse, idéale pour humaniser les idoles.

À première vue, Louis Sclavis était peut-être le musicien actuel le plus à même d’effectuer ce grand écart entre héritage coltranien et assimilation d’influences récentes, dans ce festival du moins (le 8 septembre). Bertrand Ravalard écrivait d’ailleurs en 1998 à propos de Trane, Sclavis (et Bechet) : « […] ces musiciens devenus experts dans la maîtrise du chaos (mais aussi dans celle du K.O. !) ont ancré leur langage dans une perspective tragique, transformant la majorité de leurs improvisations, de leurs interventions en combat vain contre l’invisible. [1] ».

Louis Sclavis © H. Collon

L’invisible, ce jour-là, c’était peut-être les membres du Big Napoli, Médéric Collignon et Dgiz en relative panne d’imagination, Vincent Courtois étonnamment timide, Paul Brousseau comme sorti d’un « Spinal Tap » jazz-rock… Relative déception, donc : l’alchimie de Napoli’s Walls n’opère pas aussi bien alors que la formule proposée était tout aussi alléchante (thèmes typés Europe de l’Est, envolées néo-contemporaines, etc). Rendons tout de même hommage à Hasse Poulsen, imperturbable lorsqu’une corde casse, et au discours guitaristique singulier et authentique, et à Louis Sclavis pour sa rage lyrique et parfois esseulée.

Cabaret sauvage encore le 4 septembre pour deux concerts finalement assez sages.
En premier lieu, la séduisante (il faut bien le mentionner dans la mesure où cet élément scénique agit forcément sur le public de manière consciente ou non, provoquée ou pas) Mina Agossi offre une performance rafraîchissante, section rythmique typée rock acoustique mais virant à la catastrophe lorsqu’il s’agit pour le contrebassiste d’improviser à l’archet. La voix et les compositions de la diva méritent pourtant un intérêt certain.

Seconde partie très attendue avec le Sacre du Tympan, sans Médéric Collignon, parti déjanter ailleurs à notre grand dam, mais avec la présence ponctuelle de Thomas de Pourquery et Vincent Segal. Il est un peu dommage de ne pas avoir plus entendu le premier, avec deux soli toujours aussi poignants ; par ailleurs le second n’a eu droit qu’à deux apparitions (dont une sur le magnifique « Coeur mécanique » d’André Popp).

Pour le reste, on peut être finalement assez déçu par cette prestation assez calme par rapport à la luxuriance des arrangements, la richesse des ambiances sonores, la déconnade encore plus parodique du dernier disque… Sans espérer non plus voir tout ce petit monde danser sur « Motorpsycho Blues » en singeant une scène désopilante de « Supervixens » (que ce serait bon néanmoins !…), on pouvait attendre autre chose que des musiciens assis bien posés en face de leurs partitions (certes très complexes) et une impression de récitation un brin scolaire. Le band de Fred Pallem reste malgré tout une des plus grandes réjouissances hexagonales de ces dernières années.

Point final le 10 septembre avec deux groupes marathoniens…
Au Trabendo, devenu pour l’occasion scène rock, Aka Moon hypnotise la foule par ses rythmes complexes et ses dégringolades de notes biscornues. Stéphane Galland jongle monstrueusement avec les mesures impaires, bien épaulé par la basse de Michel Hatzigeorgiou. Sur la longueur (presque une heure et demie !), la seule présence de l’alto de Fabrizio Cassol comme instrument en avant se révèle peut-être légère au regard des disques, rarement enregistrés en simple trio. Le discours s’essoufle un peu sur la fin même si l’énergie perdure ; on en vient ainsi à extraire quelques « ficelles » ou tics de langage qui peuvent nuire à l’émerveillement du début.

Magic Malik © H. Collon

La seconde mi-temps offre une des premières interprétations live du « XP2 », dernier opus du Magic Malik Orchestra, joyeuse et sympathique équipe de potes. En attaquant de pointe, Denis Guivarc’h, plus en réussite que son triste homonyme du mondial 98, enthousiasme par ses inspirations saxophonistes tranchantes et ses déhanchements imprévisibles. Défense rythmique solide avec le rugueux stoppeur Zampieri, les axiaux Sarah Murcia (toujours autant de grâce) et Jean-Luc Lehr.

On termine ce gentil cliché footbalistique avec Malik Mezzadri, avant-centre de génie qui aime parfois frôler les lignes de touche. Concert-fleuve donc pour une musique complexe qui a posé quelques problèmes de mise en place au début ; certains musiciens semblaient parfois proches du claquage neuronal. Au milieu d’une telle profusion quasi ininterrompue de matériau sonore, on se perd parfois dans des méandres interminables, mais on rentre aussi en transe sur des ambiances davisiennes ou colemanesques (Steve) ; mais par-dessus tout, ce genre de concert donne envie d’écouter de façon plus posée le foisonnement débridé de Magic Malik, sur disque.

Point de révolutions au cours de cette petite dizaine de concerts, mais la certitude très cliché-esque que la recherche musicale avance au croisement des générations et grâce à la sédimentation d’une culture passée. L’essentiel n’est-il pas pour autant d’assister à de l’authentique qu’à du toujours plus neuf ? Le vrai reste la plaisante antichambre du dérangeant…

par Julien Lefèvre // Publié le 7 novembre 2005

[1 »Sidney Bechet, John Coltrane, Louis Sclavis : une certaine forme de lyrisme« , B. Ravalard, 1998, Mémoire de maîtrise de musicologie