Scènes

Médéric Collignon « Jus de Bocse » - Bleu Triton

Le Triton (Mairie des Lilas) - 1er décembre 2005


Les talents de Médéric Collignon sont si nombreux que l’on ressort parfois de ses prestations avec une légère frustration, celle de pas l’avoir entendu jouer assez de son instrument.

Médéric Collignon © H. Collon

Avec l’ONJ et le Sacre du Tympan, c’est simplement qu’il doit partager l’espace soliste avec de nombreux collègues ; avec le MégaOctet d’Andy Emler, Napoli’s Walls de Louis Sclavis ou le Collectif Slang, c’est avec ses alter ego chanteur et bidouilleur de sons que le trompettiste doit composer…
Le plus grand mérite du projet Jus de Bocse est de replacer le musicien au centre de la scène ; et longuement, qui plus est, puisque le concert du 1er décembre 2005 (comprenant en avant-programme la première d’une pièce composée par Collignon pour l’Ensemble départemental de Jazz dans le cadre de la Mission Jazz 93, qui lui aura permis de révéler un talent supplémentaire, celui de chef d’orchestre, rigoureux et facétieux à la fois) aura duré près de deux heures et demie, s’achevant à un horaire inhabituellement tardif pour la salle de concerts des Lilas.

Du concept de la soirée, on n’avait qu’une vague idée a priori. Une histoire de réinterprétation à la fois fidèle et libre de standards de jazz comme « Summertime », par un quatuor dont le pianiste officierait exclusivement au Fender Rhodes, instrument emblématique du jazz-rock des années 70. Une description qui devait s’avérer approximative et même trompeuse.

Certes, le concert débuta par une évocation, fort savoureuse au demeurant, des collaborations de Miles Davis avec Gil Evans dans les années 50 (Porgy & Bess surtout, avec un petit détour par Miles Ahead) ; musique intemporelle, magnifiée par le lyrisme élégant de Collignon (qui n’utilisera que rarement le bugle, lui préférant son fidèle cornet de poche), les textures harmoniques subtiles de Franck Woste et la section rythmique réjouissante formée par Frédéric Chiffoleau à la contrebasse et un Philippe Gleizes d’une inhabituelle sobriété à la batterie. Mais cette première partie aux accents vaguement nostalgiques ne sera qu’un apéritif…

Le plat de résistance fut en effet une autre période de la riche carrière de Miles Davis, à savoir les années « électriques » : en gros, de 1968 à 1975. La présence du Fender Rhodes s’imposait dès lors avec évidence, tout comme le mini-clavier utilisé par Collignon pour recréer les sonorités caractéristiques des premiers synthétiseurs analogiques. Particulièrement intéressant pour l’amateur de ce Miles-là, l’opportunité d’entendre jouer sur scène un répertoire qui ne le fut que rarement, voire jamais, à l’époque (les concerts étant, chose étonnante, en retard de quelques révolutions par rapport à ce qui se passait parallèlement en studio).

F. Chiffoleau/V. Courtois © H. Collon

Cas le plus emblématique : l’album In A Silent Way, dont seul « It’s About That Time » figurait régulièrement au menu de ses prestations scéniques de Miles. Trente-cinq ans plus tard, Collignon nous en livre une relecture intégrale (bien que paradoxalement synthétique), qui bénéficie en outre des perspective nouvelles offertes par le coffret In A Silent Way Sessions : le thème de « Shhh/Peaceful », coupé au montage à l’époque pour n’offrir à l’auditeur que les séquences d’improvisation, est restauré et magnifié, et c’est l’arrangement d’origine, beaucoup plus touffu harmoniquement, du thème-titre de Joe Zawinul, qui est proposé, pour le plus grand plaisir des connaisseurs.
Ce parti-pris a un autre mérite, celui de mettre en évidence la facette la plus ambitieuse des compositions de Miles Davis au début de l’époque électrique, délaissée à partir de Bitches Brew au profit d’une propension à broder sur des trames plus minimalistes. Or, ce que révélaient les prises intégrales de In A Silent Way, c’est que cet album, avant d’être radicalement remonté par Teo Macero (qui, en gros, garda les ’jams’ hypnotiques et jeta les thèmes - il est vrai pas toujours joués à la perfection car enregistrés sans répétition préalable), poursuivait en partie la voie défrichée par Filles De Kilimandjaro. Pour l’écriture de cet album, Miles (revenant à la composition après l’avoir déléguée sur ses opus précédents à ses acolytes) avait d’ailleurs rappelé à ses côtés Gil Evans, avec des thèmes rythmiquement et harmoniquement assez alambiqués, proches de l’esprit des musiques progressives.

Les versions par Jus de Bocse de « Mademoiselle Mabry » et « Frelon Brun », tout comme celles de « Shhh/Peaceful » et « In A Silent Way », mettent brillamment en évidence ces qualités, magnifiées par les sublimes textures de Rhodes déployées par un Franck Woste aussi expressif dans son jeu qu’introverti dans sa posture scénique. Pendant près d’une heure, on vit un rêve éveillé, un moment de pure félicité musicale, dans un espace-temps improbable mais ô combien hospitalier.

M. Collignon/Ph. Gleizes © H. Collon

Après avoir sauté à pieds joints par-dessus les grands quintets davissiens de 1956-67, le quatuor se permet ensuite une nouvelle impasse, sur le jazz-funk électrique de Live-Evil et Jack Johnson, pour enchaîner directement sur les couleurs psychédéliques des années 1972-75, de On The Corner à Pangaea, avec notamment le medley « Black Satin »/« Agharta » élaboré par Bill Laswell sur son album de remixes de Miles, Panthalassa (où figurait également une très bonne synthèse de In A Silent Way), version à laquelle Collignon se réfère explicitement. Pour cette dernière partie, introduite par « Early Minor » de Joe Zawinul (encore un thème exhumé tardivement dans sa version davissienne), le Jus de Bocse se voit renforcé par l’excellent Vincent Courtois au violoncelle, parfaitement en phase avec l’esprit général du projet : musicalité avant tout, mais une petite touche iconoclaste quand il le faut, en l’occurrence un de ses fameux solos ’rock’ où, grâce à une pédale de distorsion, on jurerait entendre une guitare électrique. Pour le rappel, l’effectif monte à sept musiciens avec l’ajout de Thomas de Pourquery au soprano et Daniel Zimmermann au trombone, qui comblent les spectateurs encore présents avec quelques ultimes passes d’armes échevelées.

Ce qu’on retiendra de cette soirée, c’est avant tout un grand moment de musique, célébration joyeuse et respectueuse de certaines des plus grandes pages de la musique du siècle dernier. Reste la question : où Médéric Collignon va-t-il maintenant emmener son Jus de Bocse ? L’hommage aux grands maîtres ne sera-t-il qu’un point de départ vers des explorations plus personnelles ? La question mérite d’être posée dans la mesure où ce turbulent musicien, figure omniprésente du jazz français d’aujourd’hui, n’a toujours pas commis d’œuvre sous son propre nom, et hormis ses concerts solo, Jus de Bocse est à ce jour (à notre connaissance) le seul projet dont il soit officiellement le leader.
Si on souhaite à celui-ci une longue carrière (on parle d’ores et déjà d’une résidence au Triton au trimestre prochain), on espère aussi voir bientôt Médéric concilier enfin, au sein d’un même groupe ses multiples casquettes : trompettiste, chanteur, bidouilleur, chef d’orchestre, compositeur et arrangeur.
C’est là une étape indispensable pour qu’il s’impose définitivement comme un artiste incontournable de son temps.

Th. De Pourquery © H. Collon
  • Le Jus de Bocse :

Médéric Collignon (cornet de poche, bugle, synthétiseur, voix),
Franck Woste (Fender Rhodes),
Frédéric Chiffoleau (contrebasse),
Philippe Gleizes (batterie)
Guests : Vincent Courtois (violoncelle), Thomas de Pourquery (sax soprano), Daniel Zimmermann (trombone)