Chronique

Erwin Vann

Let’s Call Ed

Erwin Vann (ts, elec), Jozef Dumoulin (kb, elec), Michel Hatzigeorgiou (el b, elec), Dré Pallemaerts (d)

Label / Distribution : Horn Player

Let’s Call Ed est un disque assez improbable. En effet, comment un disque a priori abstrait et difficile peut-il être en fait le récit d’une histoire d’amour, ou, du moins, d’une rencontre ? La succession de certains des titres (« He Knew Before Sally », « She Realized It Was Too Early », « Hunny I’m Home », « You Remind Me Of Frank », « They Met ») est un premier indice. Ensuite, bien sûr, vient la musique.

« Twister », qui ouvre l’album, est une réminiscence du côté atmosphérique des albums électriques de Miles Davi : le funk est bien présent, mais étiré et distillé. Cette influence milesienne sert plus à planter le décor d’une époque (le début des années 70, on y reviendra) qu’à déterminer la direction musicale de l’album.

Tout du long, le saxophone d’Erwin Vann est lointain, pas du tout au premier plan du mix, mais presque submergé par les claviers distordus, les effets en nombre, les rythmes abstraits. Il joue peu : ses phrases sont espacées, ses relations avec les autres instruments (c’est-à-dire la relation traditionnelle mélodico-harmonico-rythmique entre un soliste et ses accompagnateurs) peu claire : comment s’influencent-ils ? Parmi les boucles, les sons joués à l’envers et autres bidouillages créant l’ambiance fantomatique de « He Knew Before Sally », sa sonorité, somme toute très traditionnelle, est le seul facteur humain. Vann incarne alors un personnage de chair et de sang qui déambule, seul et perdu, dans un monde électronique qui lui est étranger. Il pleure un univers disparu, à moins qu’il ne soit à la recherche d’une âme soeur.

Les morceaux sans forme et sans but précis se succèdent comme autant d’explorations de l’inconnu. L’interlude rythmique « Call This », dont le saxophone est absent, dépeint un autre aspect de ce monde : à la fois jovial et brinquebanlant, on dirait une danse folklorique effectuée par des robots destinés à la casse.

Bien que l’angoisse de l’aliénation par la technologie semble omniprésente, les technologies musicales les plus évidentes sont assez anciennes : la basse électrique et les pédales de Michel Hatzigeorgiou, le Fender Rhodes châtié de Jozef Dumoulin (qui, comme Keith Jarrett, n’aime pas du tout cet instrument), le bourdonnement d’un ampli, les pulsations sommaires d’une boîte à rythmes antique. Du coup, le souvenir des années 70 se réveille et on songe à la science-fiction de l’époque, celle qui explorait la relation tendue entre technologie, humanité et imaginaire (2001 : l’Odyssée de l’espace de Stanely Kubrick, Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques/Blade Runner ? de Philip K. Dick ou le Solaris d’Andreï Tarkovski.

« Stone/Water » introduit soudain une pulsation beaucoup plus affirmée, mais qui en reste au stade de l’annonce. La tension créée s’approche du relâchement promis comme une courbe s’approche de son asymptote : la chose est inévitable, mais n’arrive jamais. Les derniers morceaux de l’album permettent enfin un rapprochement, un dénouement heureux à cette recherche d’un autre. Si « You Remind Me of Frank » présente un environnement électronique désormais bien connu, la voix de Vann y semble plus apaisée et parvient à une conclusion plus définitive, ce qui avait été consciencieusement évité jusqu’alors. Dans « They Met », le rapprochement indiqué dans le titre est reflété par une musique à l’organisation plus traditionnelle : Dré Pallemaerts dessine progressivement un back-beat paresseux, la basse marque le premier temps de la mesure et part dans de discrètes ellipses funky, les éléments électroniques ne sont plus au premier plan, claviers et saxophone entremêlent leurs lignes. Le tout se termine sur de tendres accords de Dumoulin, aux textures aqueuses enfin dépourvues de dureté.