Chronique

Bunky Green

Another Place

Bunky Green (as), Jason Moran (p), Lonnie Plaxico (b), Nasheet Waits (dm)

Label / Distribution : Label Bleu

Steve Coleman a bien de la chance. Depuis que sa route a croisé celle de Label Bleu, il a enfin les moyens de donner vie à sa musique dans les meilleures conditions. En témoigne la récente sortie de son généreux double CD double face, Weaving Symbolics, une magnifique réussite de plus à l’actif du tandem exemplaire que forme avec le label français l’altiste américain, qui a décidé d’en profiter pour produire ce disque de Bunky Green.

Bunky Green ? Il faut être un jazzfan attentif et compétent pour savoir que ce nom est celui d’un altiste qui a succédé brièvement à Jackie McLean dans l’orchestre de Charles Mingus en 1960, avant de s’installer à Chicago où il a joué aux côtés d’Andrew Hill, Yusef Lateef, Louie Bellson et Sonny Stitt avec qui il a cosigné un disque : Soul In The Night. Sa discographie comporte du reste plusieurs albums, comme le Time Capsule d’Elvin Jones - qui n’est pas parmi les plus grandes réalisations du batteur, mais au sein duquel Green réalise une prestation convaincante. Il enregistre son dernier disque en 1989, Healing The Pain chez Delos, accompagné notamment par le pianiste Billy Childs et le bassiste Art Davis. Cet album est une vraie splendeur. On peut y entendre notamment une émouvante plage en solo « Walter’s Theme », en souvenir de son père, où il montre son envergure dans un exercice ô combien périlleux.

On ne peut manquer, à la lecture de ce rapide résumé, de se poser une question : comment se fait-il qu’un musicien de cette dimension et de cette expérience ait pu ainsi disparaître de la scène ? Comme souvent, les raisons se trouvent dans des choix hasardeux de maisons de disques, et dans une carrière mal gérée qui a conduit Bunky Green à peu à peu déserter scènes et studios d’enregistrement pour mener une prestigieuse carrière d’enseignant qui lui a valu la présidence pendant plusieurs années de l’I.A.J.E. (International Association of Jazz Educators).

Parmi ses élèves, au cours de cette longue carrière, on note Joe Lovano qui a écrit quelques mots très reconnaissants à son égard. Et chez les saxophonistes qui le citent parmi leurs influences, mentionnons Greg Osby et Steve Coleman, donc. Ce dernier explique que pendant ses jeunes années à Chicago, deux grands saxophonistes se mettaient en vedette sur la scène locale : Von Freeman et Bunky Green. Nous avons assisté il y a quelques années à la résurrection discographique du premier. C’est maintenant au tour de Green de revenir au premier plan avec cet Another Place, en compagnie, s’il vous plaît, d’une section rythmique de grande classe, puisque les excellents Lonnie Plaxico à la basse et Nasheet Waits à la batterie entourent le pianiste Jason Moran.

Sachant tout cela, c’est avec une légitime impatience que nous avons placé ce disque dans le lecteur. Il débute par « It Could Happen To You » un de ces airs de Burke & Van Heusen si souvent repris qu’il figure parmi les standards. Ce sont les pianistes - notamment Bud Powell et Erroll Garner - qui l’ont le mieux illustré. La contribution des saxophonistes à la postérité de ce titre est surtout marquée par le superbe solo qu’en a donné Sonny Rollins en 1957 dans The Sound Of Sonny. Le tempo modéré adopté par le colosse du saxophone n’est pas du goût de notre revenant qui entame, lui, ce titre à vive allure. L’exposition est enlevée au pas de charge et l’énergie, la motivation, l’envie de jouer créent une tension immédiate, alimentée par les soudaines échappées du saxophone en arpèges éruptifs. La section rythmique accompagne le leader avec un soin soucieux de la tradition jusqu’au passage de relais à Jason Moran qui, avec l’aide de ses complices, crée un contraste brutal en déconstruisant le tableau familier brossé par le vétéran pour en faire une toile cubiste.

Voilà un bon début, un disque qui donne à écouter. Et puisque contrastes il y a, nous sommes servis en la matière avec « With All My Love », un air signé du leader, voluptueux, dégageant peut-être de subtils effluves latins, grâce à sa belle mélodie qui pourrait devenir un vrai « hit ». Bunky Green l’expose mezzo voce, avec un son enjôleur qui en ferait presque le Stan Getz de l’alto. Mais chassez le naturel parkerien et il revient au galop, avec ces acrobaties autour de la ligne et cette tension qui monte, aidée par les trémolos de Jason Moran conduisant même au cri conclusif d’un chorus, qui entamé dans le velours, se termine dans les flammes.

« Another Place », titre qui donne son nom à l’album, est un motif curieux de onze notes « portées ». Le principe de ce motif est plus la répétition de notes qu’une figure harmonique ou mélodique, et c’est ce qu’illustre très bien Jason Moran au piano.

Ce dernier débute le titre suivant, « Tune X », et on comprend que nous serons ici dans un contexte plus riche harmoniquement. Green s’y lâche véritablement. Ses escapades couvrent un territoire très varié, aussi bien sur le plan musical que sur le plan expressif, avec un sax qui parfois crie de longues notes dans l’extrême aigu. Jason Moran maintient la tension avec l’aide d’un Nasheet Waits survolté. Mais c’est dans la mélancolie paisible établie par la sonorité voilée de l’alto que s’éteint doucement ce morceau, qui illustre une nouvelle fois la qualité mélodique des compositions du leader.

Née de la plume de Bunky Green, la plage suivante, « Be », est une longue ligne sinueuse, où le trio piano, basse, batterie se met en valeur.

Le disque se conclut par ce thème génial qu’est le « Soul Eyes » de Mal Waldron où le lyrisme de l’alto prend le dessus sur son agilité. Ce lyrisme du leader est parfaitement partagé par les musiciens, avec Waits aux balais et un Plaxico dont la justesse approximative ne gâche pas le beau solo. Décidément, quel son que celui de l’alto de Bunky Green, parfois brumeux, chuchoté, en sourdine, comme dans les premières mesures, parfois éclatant, vocal, d’une émotion nue ! Un son qui rappelle à l’alto celui de Von Freeman au ténor.

Heureuses influences que celles de Steve Coleman, avec ces deux grands dont la résurrection nous vaut la joie d’un jazz authentique, comme celui qui irradie cet Another Place, dont nous espérons bien qu’il connaîtra et le succès, et une suite.