Scènes

Engine Studios sous les feux de la rampe

Un producteur indépendant parle de son label...


Engine Studios annonce la couleur d’entrée de jeu : « Just say no to dumbass music ». [1] Et le site de cet « artisan des sons » est brut, sans fioritures, authentique... comme la musique qu’enregistre Steven Walcott. D’ailleurs ne déclare-t-il pas : « Je suis las du battage marketing. Mon studio n’a rien de prétentieux et je ne vais pas essayer de vous le fourguer » ? Alors, « bienvenue chez Engine Studios. Restez indépendants. »...

- Taran Singh : Comment es-tu tombé dans ce qu’on appelle le jazz ?

Steven Walcott : Je me suis intéressé au jazz quand j’étais au lycée, mais je n’en ai jamais joué, plutôt du punk et du rock progressif. D’ailleurs j’avais un petit label dans les années 90 qui produisait ce genre de musique, ainsi que celle d’un groupe qu’on avait mis sur pied à deux. Mais le groupe s’est séparé, c’est banal, et le label avec... Quand le label a disparu, j’ai travaillé à Wall Street et acheté la maison où je vis. Elle est très importante, cette maison, parce que c’est là qu’est le studio, au rez-de-chaussée. C’est ce qui me permet de réduire énormément les coûts de production. Donc je peux produire de la musique moins commerciale, plus créative. Et ça, c’est l’un des aspects fondamentaux de mon label.

- Parlons des musiciens d’Engine Records...

A New York, il y a beaucoup d’excellents musiciens de jazz et autres musiques qui travaillent vraiment dur, mais auxquels personne ne fait attention parce qu’ils ne sont pas liés à des labels nationaux connus. Alors, même si New York est une ville horriblement chère où la concurrence est redoutable pour les musiciens et les labels, avec une bonne organisation, (ce qui, je pense, est mon cas) on peut accéder à beaucoup de musiciens remarquables. J’imagine qu’il n’y a peut-être que Chicago où la même chose soit possible.

Ce n’est pas un bon signe qu’il y ait si peu de labels pour tenter de lancer de nouveaux artistes de jazz. Prends par exemple le disque de Niko Higgins : il ne l’aurait jamais fait parce que personne n’a jamais entendu parler de lui. La plupart des labels ne l’auraient jamais enregistré. J’ai voulu le produire parce qu’il n’a que trente ans et que si on ne donne pas à ces gars-là la possibilité d’enregistrer, ils ne pourront jamais apprendre, ni se développer. Et ce n’est pas bon pour le jazz.

- On dirait que tu apprécies particulièrement le travail du saxophoniste Andrew Lamb. Il apparaît dans la plupart des enregistrements.

C’est vrai ! J’aime beaucoup enregistrer Andrew et je pense qu’il y a une étroite collaboration entre nous. C’est aussi grâce à lui que j’ai rencontré Warren Smith, qui est un sacré musicien avec une carrière déjà bien remplie. Quant à Andrew, bien sûr, chacun sait qu’il joue dans le trio d’Henry Grimes. Pourtant je voudrais vraiment qu’il arrive à un niveau qui lui permette de venir en Europe non plus comme accompagnateur, mais en tant que leader d’un trio. Si les gens l’entendaient en concert, ils seraient surpris ! Il souffle fort et il a un son tel qu’il faut l’écouter pour y croire !... Sinon, Paul Steinbeck est un autre exemple de jeune musicien qui doit encore enregistrer quelques disques pour acquérir cette sensibilité qui lui permettra de devenir un artiste parfaitement épanoui.

- Ah oui ! J’ai beaucoup aimé Three Fifths de Steinbeck...

Voilà, tu connais le principal, que puis-je te dire d’autre ? Je travaille beaucoup trop pour ce que ça me rapporte. Je suis à fond dans ce que je fais, mais ce serait quand même réconfortant d’être davantage reconnu. Cela dit, j’apprécie les Européens ; ils ont une écoute intelligente et, par exemple, je te remercie de me donner l’occasion de m’exprimer devant tes auditeurs.

- Pour reprendre ce que tu disais, quelle est, selon toi, la meilleure organisation pour un label ?

L’organisation adéquate, c’est d’avoir son propre studio dans un endroit bon marché et de pouvoir produire de la musique de grande qualité sans payer trop cher... Parce que ce jazz ne rapporte pas ! Donc si tu es efficace, tu peux choisir de publier moins de musique commerciale... Moins de gens vont l’aimer, mais tu ne fera pas faillite ! La plupart des gros labels sont obnubilés par les coûts et dépensent leur argent dans des projets sans intérêt... Enfin, à mon avis !

Je ne vois pas l’intérêt de s’embêter à mettre en place un label et de passer des années à se faire connaître puis de sonner comme tous les autres... J’utilise beaucoup de matériel musical élaboré et fabriqué sur mesure par mon frère. C’est un électronicien autodidacte, de la même façon je suis un musicien autodidacte. Nous cherchons un son différent. Par différent, je veux dire plus « organique ». Pas des enregistrements lisses comme ceux de Blue Note ou de Verve, mais plutôt épais, précis et puissants. Je dirais que New Orleans Suite est typique du son que je recherche.

Je suis obsédé par la musique et le travail d’ingénieur du son. J’écoute ou mixe de la musique toute la journée, pratiquement tous les jours ! Et n’importe quel genre de musique. Cette année je veux essayer de trouver des musiciens qui reprennent les enseignements et la complexité du jazz pour l’appliquer à d’autres genres. J’ai commencé à travailler avec un guitariste qui a joué avec Sun Ra. Nous voulons reprendre son style d’improvisation et ses couleurs sonores, puis les mixer avec des boucles pour aller dans une autre direction. J’espère que ça va marcher. C’est un exemple de domaine musical que je voudrais explorer en plus de la musique d’avant-garde, que j’adore, mais qui reste confidentielle.

- On ne peut pas passer à côté de tes pochettes de disques ! Elles sont brutes : juste une feuille de carton recyclé, pliée, avec un visuel à base de caractères d’imprimerie.

Oui, je déteste les boîtiers. Je n’aime pas leur aspect et ils se cassent très facilement. Et puis, mais je me répète, je veux être différent. J’aime envisager les pochettes de disques comme de petites œuvres d’art. Donc j’ai acheté une vieille presse. Les gens ne s’en rendent peut-être pas compte, mais c’est une amie, peintre à Seattle, qui compose mes pochettes, gratuitement, et apporte une touche visuelle que je ne pourrais jamais trouver avec un graphiste habituel.

- Peux-tu nous en dire plus sur les prix exceptionnellement bas des disques d’Engine Studios ? Seulement $6,45 le CD (5,30 €). Comment pouvez-vous, les musiciens et toi, gagner votre vie avec de tels prix ?

Encore une question sur le côté financier ! Je ne sais pas ce que tu connais de cet aspect du business de la musique, en particulier aux États-Unis, mais si tu supprimes tous les intermédiaires, de la production à la distribution, en passant par les magasins (qui sont, aux États-Unis, la plaie dans ce domaine), et que tu arrives à toucher ton public pour lui vendre directement tes disques, tu peux gagner autant d’argent qu’avec un distributeur. Par exemple, si tu vends sur iTune, aux États-Unis, sur 1 dollar le morceau, tu donnes 30 centimes à Apple, plus une commission au gars qui a permis à ton petit label de signer avec iTunes. Bien sûr, cette commission se négocie : j’ai un bon contrat avec un distributeur de jazz renommé qui a su rester raisonnable.

- Donne-nous la recette précise pour mettre sur pied un label qui puisse vendre un disque $6,45 ! On l’appellera la « formule de Walcott » ! Combien te coûte la production d’un disque ?

D’accord ! Mais d’abord, une remarque : mon label n’est pas rentable et il se peut qu’il ne le soit pas avant longtemps ! Il y a autour de 30 000 disques qui sortent chaque année aux États-Unis. J’en ai conclu que c’était un projet sur sept à dix ans, et j’en suis à mi-chemin. Un disque me coûte de 50 à 60 centimes, pochette comprise. Au fait, si j’ai décidé d’utiliser des pochettes cartonnées c’est aussi pour protéger l’environnement : les boîtes en plastique polluent alors que le carton que j’utilise est recyclé à 100%...

Enregistrer ne me coûte rien. Mon frère et moi avons beaucoup dépensé pour le matériel musical, mais une bonne part de ce matériel est un investissement. Quand tu arrives à un certain niveau de qualité en matière de pré-ampli et de micros, et que tu es un acheteur intelligent, tu en as pour ton argent.

J’enregistre moi-même pour deux raisons. La première, c’est que je passe beaucoup plus de temps sur les enregistrements que la majorité des labels. Je n’aime pas ce que font la plupart des ingénieurs du son et j’ai beaucoup travaillé pour être capable d’enregistrer moi-même. La deuxième raison, c’est le coût.

Il y a environ 700 à 1000 disques à New York qui passent dans les mains de gars qui consacrent vingt minutes à chaque morceau et qui en font n’importe quoi. Je passe probablement dix à quinze heures à travailler sur des pistes là où d’autres sabotent tout en vingt minutes !

- Tu ne gagnes donc pas d’argent avec ton label ! Pourquoi les musiciens enregistrent-ils avec toi ? Par amitié, par souci de liberté, de créativité ?

Je crois que les musiciens qui travaillent avec moi sont ceux qui cherchent une relation plus personnelle avec leur label. Ils veulent que ce soit leur musique qui soit enregistrée. Ils ont une grande liberté tout au long de l’enregistrement. Et puis, ils espèrent aussi que mon label va grandir et qu’ils auront fait le bon choix avec un petit label qui grossit lentement !

Le jour où j’aurai réussi, je me souviendrai de ces musiciens qui ont cru en moi quand je commençais ! Ceux qui ont enregistré plusieurs fois avec moi se rendent compte de tous les progrès que j’ai déjà accomplis. J’ai l’impression que je ne suis plus très loin du seuil de disques critique, mais ça ne dépend pas de moi. Tout ce que je peux faire, c’est essayer de diffuser la musique le plus largement possible avec mes modestes ressources. Et j’espère que les gens reconnaîtront la qualité de mon travail.

- Quelle est ta démarche vis-à-vis des musiciens ? Les rémunères-tu ?

Non. je serais surpris que la démarche des labels soit de payer les musiciens lors des sessions. Un enregistrement est une association entre le label et le musicien. Les gros labels diversifient leurs investissements et rentrent toujours dans leurs frais. Les musiciens paient tout. Dans mon cas, le leader paie ses musiciens, mais c’est moi qui prends en charge les frais de radio, de magazines etc. Les gens n’imaginent pas à quel point un contrat standard peut servir à exploiter un artiste, et l’impact que ça peut avoir sur la qualité de sa musique. Ils finissent par passer tellement de temps à s’occuper des affaires qu’ils n’ont plus de temps à consacrer à la musique. Et ils dépensent leur argent en frais de juristes et de managers. C’est ridicule ! C’est un gros avantage pour les petits labels honnêtes. Je pense que beaucoup de musiciens voudraient traiter directement sans intermédiaires, avocats ou producteurs.

- Mais alors, comment les musiciens sont-ils rétribués pour leurs enregistrements ?

On partage toutes les ventes, qu’elles proviennent de mon site Internet, d’iTunes ou des ventes pendant les concerts. Comme je l’ai dit plus haut, je ne triche pas et ne dis pas que ma formule est miraculeuse. J’essaie juste de structurer financièrement mon label pour survivre un certain nombre d’années, et de fournir la meilleure qualité possible à partir du jeu des musiciens.

Le principal défaut de ma formule se trouve du côté des auditeurs. Aujourd’hui, la plupart des gens trouvent plus facile d’acheter sur iTunes que de faire la démarche de chercher et d’acheter sur Internet. iTunes prend 30% sur chaque morceau vendu. C’est un sacré butin ! J’espère secrètement que, si je produis de plus en plus de musique et que mon label devient connu, les auditeurs viendront acheter directement sur mon site. Dans le business de la musique, dès que tu impliques un intermédiaire dans la vente, tu paies des commissions disproportionnées. Je mets de la musique sur iTunes pour que des gens la trouvent, souhaitent aller plus loin et finissent par venir directement acheter sur mon site.

- Tu es en relation avec des distributeurs en France, comme « Jussieu Jazz » à Paris et, peut-être, Improjazz ?

Tu sais, je suis prêt à signer avec n’importe quel homme d’affaires raisonnable et amateur de musique ! Je meurs d’envie de faire distribuer quelques disques en Europe. Je pense que je pourrais gagner plus d’argent en Europe qu’aux États-Unis. Je ne suis pas tellement intéressé par les magasins, mais j’aimerais trouver un label de jazz européen ou quelqu’un qui pourrait distribuer sous licence la musique que j’enregistre. Je serai éternellement reconnaissant à celui qui me mettra le pied à l’étrier. J’ai bien eu quelques contacts avec un gars qui a une chaîne de magasins. Pourtant, il aurait pu ne pas être intéressé parce que je suis petit et que personne ne me connaît. Et c’est un fait : les magasins de disques vendent la musique qui est la plus facile à vendre... Ce que je comprends bien ! Mais je suis sûr qu’il y a des gens en Europe qui pourraient gagner de l’argent avec mes artistes. Il ne me reste qu’à les trouver !

- Quels sont tes prochains projets pour Engine Records ?

J’espère enregistrer le big band de Warren Smith en avril. Il est composé de sept soufflants, basse, batterie et percussions. En mai, nous avons prévu le troisième opus de Paul Steinbeck avec Malachi Thompson qui fera quelques interventions à la trompette, Warren Smith à la batterie et au vibraphone et Chris Washburne au trombone...

(Traduction : © Bob Hatteau © Citizen Jazz)