Entretien

Linley Marthe

Entretien au festival Jazz Fort-Médoc

15 juillet 2006.

N’ayons pas peur des mots. Linley Marthe est un phénomène. Ce Mauricien installé en France depuis bientôt dix ans s’est imposé comme le pilier du Syndicate de Joe Zawinul. Doté d’une oreille fantastique et de facilités ahurissantes à la basse, il redonne aujourd’hui au groupe du fondateur de Weather Report de bien belles couleurs.

Gouailleur invétéré et disponible, il a bien voulu évoquer cette aventure décisive pour Citizen Jazz. Cette rencontre a eu lieu quelques heures avant le concert d’un Syndicate réduit, mais entouré du big band de la WDR. Cette formation inédite jouait cet été un répertoire composé de quelques uns des plus beaux thèmes de Weather Report.

  • Tu joues depuis un peu plus de trois ans avec Joe Zawinul. Il s’agit d’un virage important dans ta carrière ?

Un bon virage ! En fait, je ne m’y attendais pas. J’imagine que tu veux savoir comment ça s’est passé ?

  • (…) bien sûr !

Eh bien tout remonte à l’époque où Paco Séry jouait avec Joe. Ça, c’était il y a six ans déjà. Il y avait des problèmes avec Richard Bona et Paco avait demandé à Joe de m’appeler. Mais il ne me connaissait pas. Par contre il connaissait Etienne M’Bappé, Matthew Garrisson et tous ces gars-là, donc il les a appelés, eux. Paco tannait Joe pour m’embaucher parce qu’on avait déjà joué ensemble. Après, Paco a arrêté et c’est Etienne qui est resté dans le groupe, avec un autre batteur [1]. Quand Etienne a lui aussi arrêté au bout de deux ans, Joe s’est tourné vers Guy N’Sangué, qui jouait entre autres avec Cheick Tidiane.

Un jour, sans nouvelles de Guy, Joe a commencé à flipper pour les répétitions et le planning. Donc il a appelé Cheick Tidiane pour lui demander s’il n’avait pas un autre bassiste pour remplacer Guy juste pour un mois de tournée. Alors Cheick lui a demandé de m’appeler ! Sauf que Joe m’a appelé la veille du début de la tournée ! J’ai dû me décider très vite, prendre le train pour Cologne, et tout ça sans que Joe ne me connaisse. On a fait une petite répétition, et ça s’est très bien passé parce que je fonctionne beaucoup à l’oreille. Et puis les morceaux n’étaient pas très compliqués non plus… Il y avait trois-quatre accords, donc j’ai chopé tout ça vite. Le lendemain, c’était le premier concert. Joe m’avait dit que je ne ferais qu’un mois de tournée. Et puis finalement, à la fin du concert, il est venu me voir en me disant : « Tu vas rester avec nous ! ». Par la suite, pour toutes les tournées il a fait appel à moi, et je suis devenu son bassiste.

© P. Audoux/Vues sur Scènes

Pendant le premier concert, Joe avait les yeux rivés sur moi. Il regardait tout ce que je faisais. Lui, ce qu’il aime, c’est l’intensité dans la musique, quand ça part, quoi… Je suis plutôt de ce caractère-là aussi. Moi, je suis arrivé, un-deux-trois-quatre et boum - c’est parti ! Il a aimé ça. Et puis je n’étais pas là pour lui monter que je savais jouer de la basse, mais pour jouer son truc à lui.

Humainement, il y a plein de choses qui se passent bien entre nous parce qu’il aime bien provoquer, et moi aussi. La première fois qu’on s’est vus, il me regardait dans les yeux, il essayait de me faire faire des trucs… C’était dingue ! Mais je n’étais pas du tout impressionné, parce que moi aussi je suis comme ça. Mais avec humour ! Alors que lui te rentre dedans assez sérieusement ! Enfin peu importe, je lui ai montré qu’il ne me faisait pas peur, ni humainement ni musicalement.

  • Tu as toujours joué dans beaucoup de formations, mais depuis que tu tournes avec Zawinul, on te voit moins qu’avant, non ?

C’est vrai que je n’ai pas le choix ! Il m’appelle tout le temps, j’en suis content… Du coup je lui donne ma priorité. Mais je peux quand même faire d’autres choses à côté. Et ça les musiciens ne le savent pas trop. Comme je tourne avec Joe, ils imaginent que Linley n’est plus là, qu’il n’est plus libre. Alors plus personne ne m’appelle ! Mais ça c’est un message à faire passer : Linley est toujours là !

  • Avec le Syndicate, le répertoire a-t-il évolué depuis que tu en fais partie ?

Au départ, on tournait un peu en rond autour des mêmes trucs. Et puis ça a changé un peu. Il y a eu des reprises de Weather Report, et puis d’autres nouveaux morceaux qu’il a apportés, puis enlevés… Mais c’est vrai qu’en trois ans, seuls trois ou quatre morceaux ont changé. À force, c’est un peu chiant. Mais comme dit Joe, la musique ne doit jamaiss sonner pareil, et là je lui donne raison. Enfin c’est bien aussi de changer de répertoire…

© P. Audoux/Vues sur Scènes

  • Finalement, avec la musique de Zawinul, tu sembles très à l’aise…

C’est vrai que ce qu’il me proposait m’allait bien. De toute façon, j’aime ça. Si quelqu’un me propose quelque chose que je ne connais pas, ça m’intéresse. Avec Bzzz Pük, c’était la même chose. Avant, je ne jouais que du cinq temps et du sept temps, et maintenant, avec Bzzz Pük,, je peux jouer des quarante temps ! Donc j’aime bien le risque, continuer à apprendre. Je n’aime pas rester dans un seul endroit, faire la même chose tout le temps. Joe il est très world, complètement ouvert. Vu que moi aussi j’aime bien tout ça…

(A cet instant de la conversation, la foudre tombe tout près de nous. On décide de migrer et de reprendre l’interview à l’abri…)

  • Que donne d’ailleurs l’aventure Bzzz Pük, avec Stéphane Galland et Geoffroy de Masure ? Bientôt un album ? C’est un drôle de nom d’ailleurs !

C’est moi qui l’ai trouvé ! C’est l’histoire de la mouche aveugle ! Tu sais, la mouche naît aveugle, sort et fait : « bzzzzzzzzz, pük » ! Elle se cogne et elle meurt ! (rires) On a rigolé toute la soirée avec ça et l’on s’est dit que ça collait bien avec notre musique ! Parce que ça fait vraiment ça ! Tu vois, on commence, bzzzzzzzzzzzzzzzzz pük ! Et puis ça s’arrête, et tu ne sais pas où est le premier temps. Tu ne trouves pas ça drôle ? (rires)

Le truc, c’est qu’avec ce groupe, on a joué beaucoup plus en Belgique qu’en France. En France, personne ne connaît vraiment. Et puis Geoffroy joue beaucoup plus en Belgique avec Tribu notamment. Le problème aussi, c’est qu’on est très occupés tous les trois. C’est assez dur de se retrouver, mais on garde le projet.

  • Tu as un bon feeling avec le jeu de Stéphane Galland ?

Ouais !!! Ça marche super. Stéphane est costaud, il aime bien ma manière de jouer de la basse. Nous sommes nerveux tous les deux. Moi je n’aime pas trop jouer avec les gens mous. C’est pas trop mon style. Je suis plutôt singe ! Avec Stéphane, on s’entend bien musicalement pour ça. Humainement aussi d’ailleurs. Dans ce groupe, nous sommes complètement différents, mais ça marche bien parce qu’on va dans la même direction. Dommage qu’on ne joue pas plus souvent…

© P. Audoux/Vues sur Scènes

  • Tu regrettes que Galland ne soit pas resté plus longtemps avec Zawinul ?

Ben… Avec Joe c’était super. C’est moi qui l’avait branché. Il n’y avait pas de problème… Si en fait. Le problème de Joe, c’est qu’il n’aime pas les batteurs blancs. C’est con, mais c’est comme ça. Il dit que ça groove pas… C’est horrible à dire, mais il le pense comme ça. Le problème de Stéphane, c’est aussi qu’il avait un son un peu trop sec par rapport à cette musique. Ses cymbales, son accordage des peaux… C’est très sec, moins gros qu’un son comme celui de Paco par exemple. Et Joe a besoin de largeur. Mais sinon, musicalement parlant, c’était impeccable.

  • Tu joues toujours du piano ?

Bien sûr.

  • Certains musiciens pensent que tu es encore plus fort sur cet instrument…

Des fois je ressens ça ! Dès que je trouve un piano, il faut que j’en joue. Je ne calcule pas, j’y vais. En fait, c’est ma façon de travailler. Et c’est vrai que je me défoule plus au piano qu’à la basse. Quand je joue du piano, là je peux compter sur la rythmique. Du coup je m’éclate. Mais cela n’a rien à voir avec la basse. Je pense que je m’en sors sur les deux instruments, mais chacun a un rôle différent. Au piano, je me lâche tout le temps, à la basse pas vraiment. Parce qu’il il faut aussi gérer, donner à manger aux autres tu vois ? Les moments où je me défoule le plus, c’est quand il y a un solo de basse.

  • Revenons à cette formation inédite de Zawinul avec le big band de la WDR. Tu reprends forcément des lignes de Pastorius. Mais c’est un bassiste que tu évoques finalement assez peu…

Tu sais, moi je ne connaissais pas tout ça quand j’étais à Maurice. Il y avait des cassettes de Weather Report, mais là-bas j’étais plus branché par la musique traditionnelle. J’écoutais et jouais aussi du jazz, mais je n’étais pas forcément influencé par les bassistes de jazz. J’étais plutôt branché Mark King (Level 42), Police… Donc j’étais plus rock ! La première fois que j’ai écouté Pastorius, ça ne me touchait pas plus que ça. Mais quand je suis arrivé en France, je suis allé dans les clubs, et j’ai vu que tous les bassistes jouaient comme ce gars que j’avais entendu et qui s’appelait Pasto ! L’avantage que j’ai eu, c’est que je ne suis pas rentré dans ce bain-là. J’ai vu que tous les gars jouaient pareil et finalement ça m’a rendu service.

© P. Audoux/Vues sur Scènes

  • Du coup, tu t’es mis à repiquer Pastorius pour cette formation ?

Avec cette formation, tout est écrit. Vince Mendoza a tout relevé, y compris les lignes de basse. C’est marrant parce que ce ne sont pas les mêmes doigtés que les miens. Mais c’est rigolo de le faire ! Enfin c’est sûr que ce n’est pas le mec qui m’a fait décoller. Quand j’ai vu tel ou tel bassiste jouer, et qu’il y avait toujours un peu de Pasto dans son jeu… C’est pas marrant, parce que finalement tout le monde joue pareil ! C’est comme les saxophonistes qui jouent tous comme Coltrane, qui ont tout relevé… Il y a par exemple un saxophoniste que j’aime bien, c’est Philippe Sellam. Justement, lui ne joue pas comme tout le monde. Il fait son truc, on aime ou on aime pas. Mais je préfère les gens comme ça. Il y a trop de musiciens qui sont des photocopieurs…

  • Tu ne penses toujours pas à monter ton projet en solo ?

Je n’ai pas trop le temps, et puis je ne sais pas trop quoi faire. Je suis tellement influencé par des musiques différentes… Par exemple au piano, j’aime bien faire du jazz, à la basse faire le con, à la trompette jouer des mélodies…. Et puis j’aime bien le son des violons pour les arrangements, mais ça donne des ballades ! Donc ça fait un peu comme un mélange de paella, de salade, et de couscous, et ce n’est pas joli-joli ! Je ne me prends pas la tête. L’avenir me dira ce qui va se passer.

  • Tu n’aurais pas envie, comme d’autres l’ont fait, de percer un peu plus aux Etats-Unis ?

Non… Moi j’aime bien manger tu sais, et en Europe on mange bien ! (rires) Non, je n’ai pas le truc d’aller mettre le feu quelque part pour être connu. Là-bas ça joue aussi, mais je n’ai pas plus kiffé que ça. Moi j’aime Paris aussi parce qu’il y a des musiciens qui viennent de partout. Pour moi, il s’y passe quelque chose d’unique. Au moins, je sais que je vais trouver tout le temps du nouveau. Si je vais à New York, qu’est ce que je vais entendre ? Que les gars vont jouer super bien du jazz, et puis que le funk va groover… Mais où vas-tu entendre de la musique africaine, ou différents 12/8 ? Et tu me vois arriver et dire « hey man, we keep in touch, give me your email » ?! (rires)

par Benoît Lugué // Publié le 11 décembre 2006

[1Nathaniel Towsley, ndlr