Entretien

Patrick Artero

Après Beiderbecke, Artero rend visite à Brel…

Après avoir fait sonner sa trompette aux accents du dixieland, de la salsa et du jazz, puis rendu hommage à Bix Beiderbecke, Artero rend visite à Brel…

  • Pourquoi Brel ?

Le premier album sur lequel j’aie travaillé était Bix Beiderbecke. C’était un personnage qui m’avait influencé au niveau trompette et qui avait beaucoup compté dans ma vie. Par son approche de la musique classique mais aussi de la vie. Jacques Brel, c’est un peu la continuité, c’est un « grand frère ». Il a des prises de positions par rapport aux gens et à la vie… Puis il y ces images qu’il va chercher dans l’âme humaine, pas forcément dans son côté joyeux. Il a un sens profond de l’amitié, un regard particulier sur la mort, l’enfance, l’espoir. Ce sont des choses auxquelles je suis très sensible. Il m’a paru tout à fait naturel de faire cet album, même si j’ai eu des moments de doute, car c’était prendre le contre-pied des choses…

  • Que veux-tu dire par là ?

Par exemple, une chanson comme « Madeleine » est écrite d’une certaine manière, avec un certain tempo. Je ne voulais pas faire les mêmes choses. Je voulais une relecture, certes, mais que ce ne soit pas une évidence… Mais en même temps, il faut garder une logique.

Patrick Artero © Hélène Collon/Vues Sur Scènes
  • Mais alors, comment as-tu choisi les chansons ?

D’abord, il y avait des chansons que je ne voulais pas reprendre, car il valait mieux ne pas y toucher, comme « Jef » par exemple. C’est trop fort, c’est un monde en soi.

  • Mais ceux qui aiment Brel pourraient dire la même chose d’« Amsterdam » ou du « Plat Pays »… ? Par contre tu as écarté « Ne me quitte pas ».

Je ne voulais pas refaire « Ne me quitte pas » parce que Nina Simone en fait une superbe version. Ray Charles aussi. Et Sinatra… Cela dit, il y avait d’autres chansons qui ne s’y prêtaient pas non plus. Si je prenais des chansons que les gens ne connaissent pas bien, voire pas du tout, et que je les jouais à la trompette, ça pouvait être un peu déroutant. Puis j’ai écouté attentivement. J’ai éliminé les chansons à caractère religieux, ou celles qui faisaient double emploi comme « Les Singes » et « Jaurès », et j’ai gardé la seconde. Mais j’ai fait « Le Diable ». Ce sont deux chansons très politiques avec un regard incroyable sur la société. Ensuite, j’ai travaillé sur l’espoir. C’est pourquoi j’ai eu envie de triturer « Madeleine » ou « Dors ma mie ». Puis j’ai travaillé sur des tableaux. Par exemple, j’ai cherché comment rendre la grisaille, la densité, la profondeur sur « Amsterdam »

  • C’est un vaste défi. C’est respecter l’œuvre et en même temps trouver d’autres voies ?

Oui, c’est pourquoi j’ai beaucoup douté.

  • Ce sont des chansons très ancrées dans la mémoire des gens. Ça ne doit pas être évident de respecter la mélodie et de s’en éloigner à la fois. Ça se travaille comment ?

Soit tout seul, soit avec l’aide de quelqu’un. En l’occurrence, j’ai eu le soutien musical de Vincent Artaud, arrangeur hors pair. Un musicien extraordinaire qui fait aussi bien de l’électro, du rock, du classique… Mais, j’ai eu aussi le soutien des autres musiciens, comme Giovanni Mirabassi, un pianiste exceptionnel. Gildas Boclé, qui joue de l’archet comme personne, Daniel Garcia Bruno, le batteur de Julien Lourau. Minino Garay est aussi entré dans l’aventure. Ils m’ont tous soutenu.

Patrick Artero © Patrick Audoux/Vues Sur Scènes
  • Justement, les musiciens, comment les as-tu sélectionnés  ? Car il y a un quartet de base auquel viennent s’ajouter d’autres intervenants.

Au départ j’étais seul, évidemment. Et puis, j’ai eu besoin d’un pianiste qui aille dans la même direction que moi. J’avais rencontré Giovanni au cours d’une jam session, et puis j’avais entendu son album Avanti, où il relisait les chants révolutionnaires. C’était une évidence pour moi que de travailler avec lui. Je l’ai contacté et il a été d’accord tout de suite. Il faut dire qu’il connaît bien la chanson française. Il a travaillé avec le petit-fils de Reggiani, et sur Ferré, il vient de sortir Cantopiano [1] qui reprend des chansons françaises… Bref, il connaît la chanson ! En plus, il est italien… Italien, c’est « la mélodie ».

Quant à Gildas, que je trouvais fantastique pour l’avoir entendu plusieurs fois, je ne savais pas qu’il jouait dans le quartet de Mirabassi. C’est devenu, ici aussi, une évidence pour moi. Daniel Garcia Bruno était là quand j’ai enregistré la musique de Raymond Fol avec André Villéger et Minino, je l’avais rencontré quand je jouais de la salsa…

  • Tu avais donc une idée précise de la couleur que tu allais donner au projet…

J’avais la couleur en tête, mais pas tout de suite les gens avec qui j’allais travailler. Le déclencheur a été « Madeleine ». Je trouvais que l’espoir traité dans cette chanson par Brel, de manière rageuse, sur un tempo rapide pouvait aussi se concevoir d’une autre manière. Faire sentir la tristesse du clown plutôt que la cacher. Au départ je voulais donc travailler sur une samba lente. Puis la samba a évolué… j’ai mélangé les choses : boléro, chachacha. Et les arrangements de Vincent ont beaucoup aidé…

  • Justement, tu as demandé à Vincent Artaud de travailler sur des thèmes spécifiques ?

J’avais fait une sélection, oui. Mais il m’a demandé exactement ce que je voulais. Alors, je lui ai fait le plan de tous les morceaux. Un déroulé en quelque sorte. Par exemple, sur « Le Plat Pays » la mélodie est toujours la même, donc, je ne voulais pas d’un chorus de trompette suivi d’un chorus de piano et puis après qu’arrive l’orchestre. Je voulais différentes harmonies à la trompette, pour être plus sombre ; le chorus du piano devait être plus lumineux et l’orchestre jouerait les vraies harmonies de la chanson. Vincent a tout pris et est revenu avec un projet complet. Il avait compris l’esprit dans lequel je voulais travailler.

  • Pourquoi ne pas lui avoir demander de collaborer à tous les titres ?

Le propos n’était pas de faire appel à un arrangeur sur tout l’album. J’avais envie, par exemple, de faire un duo. En fait, il y a trois couleurs sur cet album. Une partie folk-blues, parce que je n’aurais pas voulu traiter « Jaurès » en jazz, par exemple. Je ne voulais pas d’accordéon non plus. J’ai donc placé la contrebasse et les percussions. Et quand je joue le thème ou que j’improvise, la guitare me suit dans un style « Paris Texas », si tu veux. Cette ambiance permet de rester dans l’univers poétique de « Jaures ». On garde un peu de grisaille aussi. Et puis, le texte de « Jaurès » est très blues finalement. J’ai travaillé de la même manière sur « À jeun ». Le second univers est celui de la petite formation, pour « La mort », « Le diable », « Les Flamandes ». Avec les percus. Et puis, le troisième univers, c’est celui d’Artaud.

Patrick Artero © Patrick Audoux/Vues Sur Scènes
  • Ça se sent sur le disque. Il y a une suite logique et plein de variations, d’ambiances différentes. Le fil conducteur étant évidemment la trompette, qui reste souvent très proche de la mélodie et des paroles, non ?

J’y étais obligé en quelque sorte. Si on fait un travail sur Jacques Brel, on peut se dire : “OK, un de plus, c’est pas le premier à faire ça.” Bon. Mais il n’y a pas les paroles. C’est instrumental. Il faut donc les faire ressortir autrement. Quand je joue « Le Plat Pays », je ne peux pas le jouer en bop ou en Free Jazz…

  • Justement, tu ne te sentais pas « coincé » parfois ?

Non, disons que j’ai gardé des passages de mélodies. Je ne voulais pas faire comme pour un disque de jazz où l’on prend un thème et où chacun joue dessus. Une impro, puis on fait un 4/4 et puis rendez-vous au tas de sable, une coda et basta… Ça ne marcherait pas dans ce cas-ci à mon avis. Pour ça, j’aurais fait un album avec mes propres compos. Mais je n’étais pas dans ce trip-là. Et je n’avais pas envie de rejouer des standards. Je suis européen, méditerranéen. Et puis, Brel, il est très « jazzman ». Peut-être pas dans sa musique, mais quand il entre en scène, il envoie la purée, il ne fait pas semblant. Et ses textes sont très proche du blues.

  • On retrouve à la fin Anne Alvaro qui déclame une chanson. As-tu tenté d’intégrer des voix ailleurs ?

Quelqu’un qui chante, non. Mais quelqu’un qui récite les textes, oui. On avait une première mouture qui a été refusée par la famille Brel (à qui nous avions bien sûr demandé son avis) car on avait placé des textes de Brel sur une musique originale. On avait aussi mélangé deux chansons : refusé. Dans une autre chanson, on avait répété une strophe : refusé. Bon, j’étais assez embêté, car on était à un mois de sortir l’album. Je suis donc retourné à la Fondation Brel pour expliquer pourquoi je voulais procéder de cette manière. Mais la Fondation est tellement sollicitée par toutes sortes de choses qui n’entrent pas toujours dans l’univers et l’intégrité de Brel qu’ils sont obligés d’être stricts. Je les comprend. Et bien sûr, j’en ai profité, cette fois-là, pour leur faire écouter la nouvelle version, celle qui est sortie, donc. Ils ont tout accepté, la musique, le titre de l’album, le droit d’inclure les paroles dans le livret…

  • Tu as fait un travail sur Bix, maintenant Brel. Ce sont chaque fois des « hommages ». Tu n’as pas envie de proposer tes propres compositions ?

J’ai mis très longtemps avant de me décider à sortir un album en leader. Je ne me voyais pas faire un album de standards et j’ai été beaucoup sollicité en tant que sideman. Il faut trouver le moment dans sa tête, être prêt. Il faut dire aussi qu’à une époque j’étais plutôt aux abonnés absents, si tu vois ce que je veux dire (rire). Puis, quand on redevient lucide, ça remue dans la tête. Bix était donc logique. Tout comme Brel.

  • Sur scène, ce sera comment ?

Il y aura deux formules. Une unité légère d’intervention : en quintet. Je reprendrai aussi des textes que je lirai. Et puis il y aura une autre formule avec tout l’orchestre, des comédiens, etc… J’aimerais bien entrer en résidence avec cette formule, ça me plairait assez. C’est un autre challenge. Ce ne sera pas un hommage à mes morts ni un plombage de soirée. Je veux jouer Brel à ma façon, avec mes influences salsa, mes influences méditerranéennes.