Entretien

Bojan Zulfikarpasic

Le pianiste revient sur une belle réussite : « Xenophonia ».

Unanimement salué par la presse et par le public, Xenophonia fut une des toutes belles réussites de l’année 2006. Nous avions rencontré Bojan Z lors de la sortie de cet album.

  • Avec Xenophonia, il semble que tu aies travaillé encore plus sur le son, non ?

Oui, il y avait pas mal d’idées concernant le son. J’aime cette idée sur la verticalité du son par rapport à l’horizontalité comme me l’a dit quelqu’un. Oui, c’est un travail sur la matière sonore. En fait, ce disque a été réalisé en deux temps et dans deux lieux différents. Beaucoup de choses s’étaient déjà passées lors de la première séance de travail. On avait déjà pas mal travaillé sur le son. D’où l’idée de l’instrument Fender Rhodes trafiqué et que j’ai baptisé Xénophone. Je l’ai trafiqué, accordé à ma manière… Au delà de cela, il y avait aussi le fait que j’ai pu, pour une fois, écouter les bandes chez moi en multipiste.

Bojan Z © Hélène Colon/Vues Sur Scènes
  • D’habitude tu ne procèdes pas ainsi ?

Non, généralement, j’ai des copies de prises sélectionnées mais aucun contrôle sur les autres. Ici, j’ai pu m’offrir le luxe de réécouter l’ensemble totalement en multipiste. Et chez moi !

  • Ça t’a permis de travailler sur certains sons ?

Tout à fait. J’ai pu faire des simulations. Tester des choses avant de retourner en studio. Car le problème, généralement, c’est le temps limité que tu as en studio. La grosse différence avec les albums précédents, c’est que pour celui-ci, je savais que je ne devais pas sortir du studio avec un CD terminé. C’est une grande confiance que Label Bleu m’a offerte.

  • Tu as travaillé avec d’autres musiciens sur cet album.

Oui, mais c’est assez simple. Ben Perowsky faisait partie des musiciens avec lesquels j’avais imaginé jouer, même avant Transpacifik. J’ai d’ailleurs pensé à lui à la sortie de cet album pour la scène. La différence manifeste entre Ben et Nasheet Waits se situe au niveau de leurs univers esthétiques respectifs. Chez Ben, il y avait ce côté « rock », puisqu’il travaille avec des groupes rock, et ça m’intéressait. Dans le milieu du jazz, quelqu’un qui joue du rock, c’est souvent par nécessité : parce qu’il n’a pas de concerts. Ou alors parce qu’il aime bien « flirter avec les fautes de l’enfance »… Or ici, il s’agissait de donner quelque chose de bien différent. Ben revendique aussi fermement ses participations rock que ses duos avec Sylvie Courvoisier. C’est donc sa présence qui implique des choix dans les morceaux.

  • Comme pour « Ashes to Ashes » ?

J’ai eu l’idée au départ, mais Ben a réagi spontanément et avec enthousiasme. Il connaissait le morceau évidemment, les phrases, les paroles. Et nos deux cultures « rock » se sont rejointes.

  • C’était ton intention de jouer « sale », un peu « brut » ?

Au début non, ce sont des choses qui sont ressorties au fil de la tournée. Ben démarrait tout de suite. Avec un son, des idées. Tu sais, les cloisonnements esthétiques - jazz, rock, pop, classique, etc… - peuvent empêcher les gens de jouer, plutôt que de les libérer. C’est idiot, il faut casser cela.

  • On sent d’ailleurs ici une certaine ouverture d’esprit dans la manière de jouer, d’interpréter les morceaux. Tu ne t’es pas dit : “ Ça doit sonner jazz ”.

Tout à fait. Et ça ramène à l’idée du travail sur le son. C’est quoi le « son jazz » ? Pour moi, ce n’est pas un son mais une attitude envers la musique.

  • C’est pour cette raison aussi que tu as voulu travailler le Fender Rhodes ? Le trafiquer pour en tirer un son unique ?

Je prends les choses comme elles viennent parfois. Il se trouve que plein d’événements se sont produits l’année où le disque a été pensé, répété, enregistré, pressé. Ça a démarré à Belgrade quand j’ai voulu acheter un Rhodes pas trop cher. Mon frère m’avait amené là où j’avais acheté mon premier Fender en ’81. Dans un village hors de Belgrade. Là, j’ai juste trouvé l’intérieur et les touches. Pas de boîte, rien… C’était chez la veuve d’un bassiste que je connaissais et qui venait de décéder. J’ai pris ce qui restait et payé le prix du Fender complet. Parce que cet instrument avait déjà une histoire. Ça, ça me plaisait. Et cette idée en a entraîné une autre, puisque ce bassiste était le pote d’un guitariste de rock légendaire dans le pays, et que je le connaissais aussi. C’est d’ailleurs lui qui a co-signé « Wheels ». (Son nom, Tocak, veut dire « roue »). Il a d’ailleurs une roue tatouée sur le corps. Par ailleurs, il a fait un disque où il joue de la Stratocaster en l’accordant différemment, en déplaçant les frettes, etc… Ce disque, qui fut un flop commercial total, m’avait beaucoup marqué.

Bojan Z © Hélène Colon/Vues Sur Scènes
  • C’est aussi pour cela que ce morceau rappelle un peu les riffs de guitares électrique saturées ?

Exact. J’ai donc mal dissimulé mes intentions ! (rires).

  • Quand tu as inventé le nom « Xénophonia », c’était pour dire « son étrange » ou « son d’étranger » ?

… Hé, hé ! Et bien voilà. La réponse est « oui » ! (rires)
La démarche, en fait, est d’abord un jeu de mot qui ne faisait rire que moi. Le fait que j’aie quitté mon pays d’origine, que j’aie dû apprendre une troisième langue, le français, de l’approfondir, et de vivre en France, est devenu une richesse incroyable. Mais cette distance que tu gardes, n’étant pas natif du pays, t’amène à faire des jeux de mots qui ne font rire que toi. Car tu fais référence aux langues étrangères que tu parles. Tu as ton propre langage, si tu veux. Puis au bout d’un moment, tu ne sais plus vraiment d’où tu es. Tu obtiens alors le statut d’étranger professionnel.

  • Tu es en France depuis combien de temps ?

Depuis autant de temps que le temps où je ne vivais pas en France… Je suis à la charnière, si tu veux. Ça rejoint donc cette histoire de « xénos » - étranger. Oui, je le suis. Cela dit, si j’analyse, je peux dire que je suis chez moi à Paris, mais aussi à Bruxelles, Londres, Amsterdam… où je veux.

  • Tu t’y retrouves, en quelque sortes ?

Oui. C’est un peu le savoir-faire qui, au bout de 20 ans de vie d’étranger professionnel, me permet ça. Mais tous les gens qui t’entourent ont aussi ce « pouvoir » de te rappeler que tu n’es pas « vraiment » du pays. Même là où je suis né ! Ça m’arrive encore souvent, ce genre de remarque. Si je me mets à critiquer la France, par exemple, on me réplique facilement : “T’as qu’a aller voir ailleurs !” Et quand je reviens à Belgrade, je suis tout aussi étranger.

  • Justement, on te colle vite une étiquette, à cause de ton nom sans doute, mais aussi de tes origines, et on souligne ta façon de jouer. Les influences musicales des Balkans, etc… Sur ce disque, même si il y a en a encore, tu sembles t’en éloigner, non ?

Tu trouves ? Il me semble que sur certains morceaux, ça reste encore assez clair, non ?

  • Bien sûr, mais tu arrives à bâtir un son très personnel. Influencé par les Balkans, mais… pas seulement.

Oui, si j’essayais de « vendre » la musique des Balkans, qui reste une influence pour moi, alors d’accord, je m’en éloigne un peu. Mais je lui reste fidèle. J’ai plus une éducation de musique classique, de rock et de jazz. J’ai joué aussi de la musique folk lors de mon service militaire. Je ne l’ai pas vraiment apprise, cette musique, je l’ai plutôt subie.

  • Et en musique, on ressent cette influence comme un accent dans le langage.

Bien sûr, j’ai un accent musical (rire). Ce sont des sonorités qui m’ont toujours intéressé. Mais comment les ressortir avec un instrument qui n’est pas fait nécessairement pour ça ? J’ai écouté comment le piano était traité dans la musique arabe, par exemple. Dans cette même optique, je me suis retrouvé à « créer » un instrument accordé à ma façon, à mon histoire. Si on dit que la musique des Balkans ce sont les rythmes impairs, alors, sur le disque, il y a « Zeven », écrit clairement d’après un « pattern » que j’ai piqué à un chanteur gitan… Il y a « CD Rom » aussi. Puis, « Ulaz » avec les kavals. Mais cette musique des Balkans, je ne vais pas la livrer comme le ferait Goran Bregovic. Moi, je l’assimile à mon langage. J’aime donner cette musique à un batteur de Brooklyn, par exemple. Je trouve ça intéressant. Pour moi, c’est la base du jazz.

  • On retrouve ce mélange de langagess dans les titres. De l’anglais, du bulgare, du français, du néerlandais…

Oui, mais c’était inconscient.

  • Mais ça fonctionne totalement avec le « concept », si l’on peut dire, de l’album.

Totalement. Ça va même jusqu’au lettrage de la pochette. Une chanteuse croate m’a dit qu’elle aimait ce mélange de caractères - qu’elle aimait le résultat, non pas « austro-hongrois », mais « austro-bulgare ». Soyons précis ! (rires) C’est ma réalité de tous les jours. Je parle à ma fille en serbe, sa maman lui parle en néerlandais. Entre nous, nous parlons anglais, ma femme et moi…

  • Ce partage, ces échanges, ces mélanges, tu les utilises aussi dans l’écriture avec tes musiciens ? Ou tu imposes des choses ?

Hé bien, avec des musiciens de ce calibre, il n’a pas fallu donner les partoches. Je m’en suis même aperçu a posteriori. La partition était là au début. Je leur racontais la trame harmonique et rythmique et puis la partoche… elle s’envole… fini. Tout a été fait de manière orale, finalement. Les gars comprennent tout de suite. C’est une dimension qui m’a toujours intéressé, le dialogue. Après, peu importe ce que ça devient. C’est un prétexte pour jouer, si on le fait en 7/8 ou autre, si c’est une suite d’accord à la « Giant Step », peu importe. Nos références communes entre Ari, Ben, Rémi et moi, sont énormes. C’est là que réside un peu la magie de l’improvisation collective. Et sur cet album, il y en a beaucoup.

Bojan Z © Hélène Colon/Vues Sur Scènes
  • C’est tenter de recréer en studio ce que tu fais sur scène ? Ça ne doit pas être évident.

Non, en effet, mais j’ai voulu surtout retrouver le côté « relax » des balances. Ce moment où il n’y a aucune pression, pas de public. C’est l’instant où tu fais « pif, pam, pouf » pour l’ingénieur du son. Il se passe parfois des moments magiques que tu ne retrouves pas toujours en concert.

  • Le morceau qui ouvre l’album est d’ailleurs né de cette « balance »…

Oui, le prétexte était un rythme et deux accords. On a d’ailleurs commencé certains concerts comme ça. Dans le cas du disque, c’était le premier jour d’enregistrement et ce morceau a duré 25 minutes.

  • Il y avait de la matière pour le disque, alors ! Tu as beaucoup travaillé les mixages par la suite ? Beaucoup de « production » ?

Beaucoup ? Non. Ce qui a été ajouté, pour « Ulaz » par exemple, ce sont les kavals. Au départ, c’était pour répondre à une blague de Malik Mezzadri qui “entendait bien 10 Bulgares à barbes jouant des kavals…” C’est resté dans ma tête. Alors, j’en ai fait jouer un que j’ai démultiplié. Pour le reste de l’album, c’est essentiellement du « live ». Tout dépend de ce que tu recherches et comment tu l’obtiens. Quand tu as un piano devant toi, un Rhodes à droite et un Xénophone à gauche, il faut gérer. C’était pareil pour « Ashes to Ashes »…

  • Pourquoi avoir choisi ce titre ? C’est assez casse-gueule, non ? La mélodie est hyper simple.

J’ai toujours adoré David Bowie. Je trouve qu’il maintient un niveau de qualité extraordinaire. Il prend des risques, il ne fait pas de disques pour que ça se vende. Mais c’est vrai, je me suis rendu compte qu’il n’était pas simple de reprendre des mélodies pop. Bon, chacun gère à sa manière, mais pour moi, le problème qui surgit rapidement, c’est que les mêmes notes se répètent. Tu joues de la pop au piano sans y prendre garde et tu te retrouves directement dans l’appartement de Richard Clayderman… C’est de la muzak. Là, tu lèves les mains tout de suite. En travaillant ce morceau en studio, j’ai essayé d’ôter les notes trop évidentes. Puis j’ai travaillé l’intro, ces quatre notes qui signent directement le thème. En travaillant le son, en simulant le « flanger » utilisé par Bowie, en sifflant dans la note, dans les aigus. Ben connaissant très bien la forme rythmique, ça nous a poussés à faire ce thème. Alors je l’ai joué comme si je ne le connaissais pas, ou que je ne m’en souvenais plus. Pour titiller l’inconscient collectif. En laissant des espaces libres.

  • Tu as travaillé de la même manière le standard d’Horace Silver ?

J’ai souvent joué des standards. Mais je ne suis pas à l’aise avec. Je ne sais pas très bien pourquoi. Il faut que j’aie une histoire avec le morceau. Celui d’Horace Silver est sur un disque assez rare qu’un ami bassiste possédait et qu’on écoutait souvent, qu’on décortiquait. Ce qui était amusant, c’est que tous les morceaux étaient en do. Tout s’écrit en rythmes impairs. A la manière d’Horace Silver, bien sûr. D’un côté, il intégrait ses racines à lui, amérindiennes, et les racines afro-américaines. Puis, il avait cette touche unique. Et c’était le dernier morceau du disque. Finalement, si on cherche un peu, le « pattern » joué par Ari Hoenig est basé entièrement sur celui jdes batteurs gitans bulgares… De ce fait, ça correspondait bien à l’idée du disque.