Entretien

Fabrizio Cassol

Aka Moon et Amazir…

Occupé par mille projets en même temps (danse, opéra, jazz, etc…) Fabrizio Cassol, une des têtes pensantes du trio Aka Moon, a pris le temps de nous rencontrer pour évoquer le dernier album du groupe : Amazir.

  • Quelle a été l’activité d’Aka Moon depuis Guitars, sorti en 2001 ?

On a toujours été très actifs. Les enregistrements n’ont rien à voir avec l’activité du groupe.

  • Chaque membre a ses projets. Michel Hatzi collabore avec Erwin Vann, Stéphane a rejoint un moment Joe Zawinul, tourne avec Nelson Veras…

Oui, mais nous avons toujours fonctionné de la sorte. Sauf peut-être tout au début. Au départ, les gens avaient un peu peur de jouer avec Stéphane Galland. Ils se demandaient qui était ce batteur bizarre (rire). Michel Hatzi, lui, jouait avec tout le monde. Puis, il en a eu marre et n’a plus joué qu’avec Aka Moon. Moi, c’était un peu pareil.

A l’époque , au Kaaï, on pouvait expérimenter à n’en plus finir . On s’est donc investis dans Aka Moon pour développer une musique qui nous était propre. C’était un risque au départ. Mais on en était inconscients. Et chacun avait une activité parallèle. C’était et c’est toujours un plus pour le groupe. Ça nous nourrit. Pour Stéphane, c’était particulier car il était un des rares batteurs à pouvoir jouer certaines choses sur des rythmes spécifiques. Mais en dix ans, les choses ont pas mal évolué, il y a beaucoup de batteurs qui travaillent dans le même sens que lui à l’époque.

  • Il a donné une impulsion, un style à ce type de jeu…

Oui, beaucoup de batteurs maîtrisent ce genre de choses actuellement - chacun dans son style, bien sûr. Ça prouve bien que ce n’est pas parce qu’on fait des rythmes bizarres qu’on a un style. La personnalité des gens est ailleurs. C’est le langage qu’on utilise qui est personnel, différent, unique. Et puis, c’est un travail tellement vaste qu’une seule personne, ou trois, ou dix ne suffisent pas pour explorer tous les champs des possibilités. Michel, lui, s’est beaucoup concentré sur les musiques grecques, ces derniers temps. Il travaille énormément le bouzouki, explore les racines de cette musique. Là aussi c’est un travail gigantesque. C’est important pour lui.

  • C’est à cause de lui que tu as eu envie d’intégrer du bouzouki dans VSPRS ?
Fabrizio Cassol © Jos L. Knaepen/Vues sur Scènes

J’ai vu travailler Michel des nuits entières sur cette musique-là. J’ai assisté à des réunions de musiciens grecs complètement hallucinantes. Je me suis dit que c’était le projet idéal où il pourrait intégrer son travail. On essaie toujours, quand quelqu’un développe une force, de la faire revenir vers Aka Moon un jour ou l’autre. Idem pour Stéphane. Pour ma part, je me suis beaucoup investi dans l’écriture réellement liée à l’improvisation. Ce qui donne des projets avec Ictus, avec l’opéra, avec Alain Platel etc…

On a fait plein de choses différentes. Et un projet n’est jamais la suite d’un autre. On est toujours sur différents projets en même temps avec Aka Moon, ce qui génère plein d’idées nouvelles. En fait on est un trio qui s’élargit parfois à cinq, trente ou quarante personnes ! Aka Moon, c’est un peu un seul musicien. Par exemple sur l’album de Kris Defoort « Basement Party » : nous y sommes comme un seul musicien. Tout à fait comme il y a dix ans, lors de notre première collaboration.

  • Avec Amazir, c’est encore un nouveau voyage, de nouvelles découvertes musicales. Après l’Inde, la musique contemporaine…

La différence entre Amazir et les autres albums c’est que celui-ci est conçu pour vivre seul. Les autres étaient souvent des suites qui s’étalaient sur deux ou trois albums. Ici, c’est toute une musique qui s’est accumulée. Il nous semblait que ces morceaux étaient propres à réunir Magic Malik, Fabian Fiorini… dans quelque chose de différent. Il y a donc plusieurs veines qui se croisent.

  • Tu veux dire que c’était un peu « prémédité » ? Que vous aviez envie de jouer avec Malik et Eubanks ?

On avait déjà fait toutes sortes de choses avec Magic Malik. Et le moment était venu d’enregistrer un album avec lui parce qu’il ne jouait jamais de la même façon selon les situations, les ambiances. On voulait un album où tous ces contextes pouvaient se retrouver. Amazir était l’occasion idéale. Un travail avait déjà été fait sur la musique cubaine. Puis, un autre, plus orienté vers les vibrations harmoniques, avait été proposé par Fabian - un des seuls à pouvoir jouer comme cela avec nous, même si on collaborer avec beaucoup de pianistes. On a vécu beaucoup de choses ensemble,beaucoup travaillé sur le rythme et l’harmonie. Tout cela a pris magnifiquement. Puis d’autres choses ont démarré sur cet album, comme « The Father Remix », un champ d’expérimentation qui s’est ajouté au trajet initial. C’est un album que Michel, Stéphane et moi avons maîtrisé comme rarement. C’était important pour le rythme, le groove, l’histoire.

  • Amazir veut dire « Homme libre ». C’est ce que vous vouliez aussi exprimer dans la musique, en incluant différentes influences - cubaine, malienne, maghrébine… ? C’est aussi un hommage à quelqu’un qui vous était cher… ?

En effet, l’album est dédié à [Djemmame Mohammed El] Aziz, qui s’occupait du Festival de jazz de Constantine et avec qui nous avons bâti une relation d’amitié très forte. Avec lui, on a travaillé d’abord en Tunisie, pour qu’une certaine forme de musique puisse y retrouver sa place. Très impliqué, il était venu me voir en Inde car il ne pouvait pas obtenir de visa pour l’Europe. On a commencé à faire des stages à Tunis, où les musiciens algériens pouvaient venir aussi. Et c’était très important pour eux. De ces stages est née une école qui fonctionne maintenant à temps plein. C’était le rêve d’Aziz. On a fait ce qu’on a pu avec lui. L’idée était d’ouvrir le Maghreb au monde de l’improvisation, et surtout donner une place aux musiciens pour qu’ils puissent la pratiquer. Pour leur permettre de jouer des musiques correspondant à leur liberté, leur soif de liberté. Puis le même travail a eu lieu en Algérie. Aziz l’a payé de sa vie. Il avait 32 ans. Nous avons appris son décès la nuit de la dernière session d’enregistrement. C’est aussi pour cela que l’album lui est dédié.

  • Le morceau « Cuban » revient à plusieurs reprises, sous différentes formes. Quelle en est la signification ?
Fabrizio Cassol © Jos L. Knaepen/Vues sur Scènes

Il vient surtout de mon séjour à Cuba pour travailler sur la musique cubaine. Déjà, quand nous étions rentrés de chez les Pygmées Aka, les gens étaient étonnés : ils s’étaient attendus à entendre la musique des Pygmées et ce n’était pas le cas. Pourtant, leur musique y était bel et bien. Même chose pour la musique cubaine : j’ai mené toute une réflexion sur les claves cubaines jouées d’une certaine façon, mais le rapport n’est pas évident. Cette musique a été à la mode souvent depuis Charlie Parker et Dizz. Sans parler de tout ce qui s’est passé avant. Cela va jusqu’à Steve Coleman. Je crois que tout le monde, à un moment ou un autre, a été fasciné par cette musique. Donc, j’ai essayé un certain temps de la comprendre. de savoir d’où elle vient, pourquoi elle existe, quelle connexion elle peut avoir avec d’autres musiques, quelles sont ses véritables racines. Donc, les claves cubaines sont là, mais on les utilise autrement.

Par exemple, dans l’utilisation de la division des temps par 5. C’est venu de ce genre de réflexion. Par exemple, pour moi, chaque continent porte un chiffre. mais rien de réducteur ! C’est une synthèse personnelle. Et curieusement, pour moi, Cuba, c’est le chiffre 5. Sans qu’il y ait rien de « 5 »… Pas de mesure à 5 temps. Mais toute la construction des phrases a une logique basée sur le chiffre 5. Or, nous travaillons sur les quintolets depuis longtemps. Donc, il y a des morceaux sur cet album qui sont tout en quintolets. Ce qui n’arrive presque jamais. En général, on divise le temps en 4 ou en 3 et on fait des variations dessus. Mais jamais la musique n’est en quintolets. En tout cas, dans la tradition occidentale. Et les musiciens qui ont joué de la musique cubaine ne l’ont jamais fait comme ça. Ça transforme le feeling. Et puis, les sources sur lesquelles on a travaillé sont très anciennes. Ce qui fait que lorsqu’elles sont développées d’une certaine façon, on en retire une autre perception. Souvent, les gens se font une idée précise du son cubain alors que ce n’est peut-être pas juste. Mais nous, on ne fait pas du « cubain », de toute façon, on fait du Aka Moon. Il n’est pas du tout sûr qu’un Cubain puisse jouer cette musique comme ça, d’ailleurs.

  • Justement, ce n’est pas difficile d’expliquer cela aux musiciens qui jouent avec vous ?

Non, Robin Eubanks, Magic Malik, Nelson Veras ou Fabian sont trop forts !…

  • Oui, mais ils doivent rentrer dans la mécanique.

Quand je dis « forts », je veux dire qu’ils sont vraiment forts. Quelqu’un comme Malik doit se concentrer, c’est sûr, mais le potentiel qu’il a au départ lui permet de jouer facilement cette musique. Il comprend tout de suite comment se développe tel ou tel élément. Chaque musicien qui intègre Aka Moon doit apprendre le langage. Comprendre de quoi je me nourris. Comment je peux en charger ma musique. Dans Aka Moon, les musiciens sont invités, ils ne cachetonnent jamais. On ne propose pas la même musique à tout le monde. On fait en fonction des musiciens qui nous rejoignent.

  • Comment a eu lieu la rencontre avec Eubanks ?
Fabrizio Cassol © Jos L. Knaepen/Vues sur Scènes

On se connaissait depuis longtemps. On est allé l’écouter, il est venu nous écouter, on a discuté, réfléchi. On a fait pas mal de projets ensemble. Puis, à un moment, ça se déclenche. Pour Amazir, il est venu en « guest ». Il ne pouvait pas être là tout le temps car il était en tournée avec Dave Holland. Mais un jour, il sera là du début à la fin du projet, c’est sûr. On a fait pas mal de concerts avec lui et d’autres sont prévus. Avec Malik, c’est un peu différent, il était là bien avant. Et c’était le bon moment.

  • On a l’impression qu’avec Malik, le son du groupe est encore plus lié, plus cohérent.

Magic est comme un joker, si tu veux. J’aime son intuition. À la limite, tu ne dois pas lui donner de partition. Tu lui demandes simplement de jouer et ça fonctionne. Il y a peu de musiciens avec qui tu peux faire ça. Très peu.

  • Avec Nelson Veras, c’est un peu la même chose ?

Exactement. Il était assez proche de Stéphane car ils jouent souvent ensemble. Nous, on avait joué une fois ensemble : au Cirque Royal, où nous étions invités par Martha Argerich, la grande pianiste classique. C’était superbe, car on était dans l’état d’écoute de la musique classique, avec la guitare acoustique en plus. C’était parfait.

Ici, pour Amazir, c’est Stéphane qui l’a proposé sur un des morceaux. Personnellement, je m’attendais à ce qu’il intervienne sur des morceaux d’influence cubaine, mais Stéphane a insisté pour qu’il joue sur un morceau plus « swing », plus jazz en tout cas. Il intervient aussi sur « The Father Remixed », conçu comme une peinture. Ce ne sont pas des développements mélodiques traditionnels, mais quelque chose de plus abstrait dans la construction des formes. Avec Nelson, on se réserve à l’avenir des moments où il apportera sa voix de façon encore plus évidente.

  • Tu parles de « The Father Remixed » comme étant un essai. Tu avais prémédité quelque chose, écrit une base avant d’entrer en studio ?

Ce morceau est très spécial. Au moment où on a terminé les sessions d’enregistrement avec Robin, j’ai voulu faire un essai. Magic et Fabian étaient là, mais pas Nelson. Mais comme nous étions réunis et que chez Aka Moon, on répète et on travaille pas mal en studio, j’ai voulu essayer ce morceau. Sans penser à le mettre sur Amazir, car c’est un morceau assez abstrait. Il est très difficile rythmiquement et harmoniquement. Il ne possède pas de thème à proprement parler. Le thème c’est le rythme, si tu veux…

  • Et le rythme est très « flottant », en plus. Il faut s’y retrouver…

En effet. Mais on s’est lancés. Et à la fin de l’enregistrement, Magic, Robin et nous ne savions pas vraiment ce qui s’était passé. Puis, j’ai fait écouter les bandes à Nelson pour une nouvelle session, en lui demandant de jouer dessus. Au départ, il s’est demandé ce qui lui arrivait, mais il a joué. D’instinct, presque. Le résultat est là. Et j’en suis très content. C’est un morceau brut. Un peu la préfiguration de ce qui va venir chez Aka Moon, avec cette couleur-là. C’est un type de dramaturgie qui est très important pour moi. On va y travailler, c’est notre prochaine étape.