Tribune

Disparition de Philippe Gras

(« Vous avez la parole »)

Au milieu des années soixante, un groupe de photographes apparut dans les rares clubs de jazz et aussi aux concerts parisiens…


Au milieu des années soixante, un groupe de photographes apparut dans les rares clubs de jazz et aussi aux concerts parisiens : Philippe Gras, Horace, Guy Le Querrec, Christian Rose, Thierry Trombert et moi-même. Comme l’a si bien écrit Francis Marmande dans Le Monde daté du 4 et 5 mars, « (ils) ne travaillaient pas à la commande mais ils proposaient leurs vues… Ils n’imposent rien, ils donnent à découvrir. »

C’était l’époque où le Free Jazz commençait à s’imposer, grâce à Don Cherry, Bernard Vitet, Michel Portal, Barney Wilen, François Tusques, Jean-François Jenny-Clark, Beb Guérin, Aldo Romano, Jacques Thollot et quelques autres. Nous allions de La Vieille Grille, au Chat-qui-pêche, du Jazzland au Gill’s Club, du Centre Culturel Américain à la Fac de Droit. Je revois encore Philippe, en mai 1968, perché en haut d’un réverbère à l’angle des boulevards Saint-Michel et Saint-Germain. Les photos de Philippe sont publiées dans Jazz Hot , alors dirigé par Michel Lebris.

En octobre 1968, ce fut la création par le batteur Claude Delcloo, du magazine Actuel , celui qui parlait nouvelle culture et y participait activement. Philippe fait partie de l’équipe. Deux ans plus tard, Actuel était racheté par Jean-François Bizot, mais ceci est une autre histoire…

Fin juin 1969, après l’arrivée de l’Art Ensemble of Chicago et d’Anthony Braxton, nous organisons avec Delcloo, au Centre Culturel Américain, le “1er "Festival International de Nouvelle Musique et de Free Jazz” où se produisent aussi Jacques Coursil-Arthur Jones, Burton Green, Kenneth Terroade et Joachim Kühn et leurs groupes, ainsi que le duo Gunter Hampel-Jeanne Lee. Philippe est là pendant les trois jours.

© J. Bisceglia/Vues sur Scènes

En juillet 1969, nous nous sommes retrouvés à Alger - Philippe, Horace et Guy -, pour l’exceptionnel « Festival PanAfricain » qui, hélas !, restera sans suite. Je rentrai à Paris avec le sextette d’Archie Shepp au complet - Clifford Thornton, Grachan Moncur III, Archie Shepp, Dave Burrell, Alan Silva et Sunny Murray - qui, en août, participèrent tous, comme leaders et comme sidemen, aux fameuses séances BYG-Actuel. Notre quartette, renforcé par l’arrivée de Christian Rose, était présent tous les jours dans les studios Ossian ou Davout. Puis, en octobre, ce fut le fameux Festival Actuel, à Amougies en Belgique. Nous étions encore présents.

Au cours de l’été 1970, nous nous sommes encore retrouvés pour deux événements historiques : les concerts d’Albert Ayler et de Sun Ra, sans oublier John Cage, Terry Riley et LaMonte Young, organisés par l’indispensable Daniel Caux, à la Fondation Maeght à Saint-Paul-de-Vence. Et le Festival de l’Ile de Wight avec, entre autres Miles Davis, the Doors, Joni Mitchell et Jimi Hendrix.

Heureuse époque où les conditions de travail étaient moins contraignantes qu’aujourd’hui et où, loin d’être considérés comme des parasites, comme c’est parfois devenu le cas, les photographes participaient activement à la propagation et à la promotion des nouvelles musiques. Ainsi, en 1967, Philippe réalise avec Jean-Noël Delamarre un film sur Don Cherry. Il est aussi photographe de plateau avec Alain Corneau qui, à l’époque, réalisait des documentaires sur la nouvelle musique.

En août 1972, nous nous sommes tous retrouvés au Festival de Châteauvallon, où nous avions une exposition collective. Nouvelles retrouvailles avec Don Cherry, Nana Vasconcelos et leur caravane scandinave.

Puis, Philippe devint moins présent. Je le croisais de temps en temps dans Paris où il photographiait les façades et les enseignes des cinémas pornos. Comme toujours, de l’art éphémère !

Ensuite ce fut l’appel de l’Extrême-Orient. Il fit de multiples voyages et en ramena de nombreuses photos, qui firent l’objet de publications et d’expositions. En novembre 2000, retrouvailles, dans une galerie parisienne, à l’occasion de l’exposition-présentation de l’ouvrage collectif Jazz en suite , coordonné par Franck Médioni.

Nous nous sommes revus assez souvent ces dernières années en compagnie de Christian Rose chez notre avocat afin d’obtenir le paiement de nos photos piratées sans aucun scrupule par diverses compagnies de disques, y compris une major. C’était toujours un plaisir de revoir Philippe, qui était devenu assez rare. Je retrouvais son humour assez caustique.

Aujourd’hui, il y a beaucoup (trop) de photographes, mais il n’y a pas de Philippe Gras.

Il était né le 16 avril 1942 à Paris, où il est décédé le 22 février 2007 d’une rupture d’anévrisme.

  • Jacques Bisceglia