Chronique

John Coltrane & Johnny Hartman

John Coltrane & Johnny Hartman

Johnny Hartman (voc), John Coltrane (ts), McCoy Tyner (p), Jimmy Garrison (b), Elvin Jones (dm)

Label / Distribution : Impulse !

Album moins célèbre et célébré que les Ballads, John Coltrane with Johnny Hartman délivre pourtant une trentaine de minutes de velours satiné. Œuvre de commande et seul disque du quartette avec un chanteur, l’album résonne comme un tendre anachronisme intemporel dans la carrière du saxophoniste, et s’écoute aussi bien seul qu’accompagné – et le plus souvent en boucle.

Les années 1962-63 furent deux années de commande pour Coltrane, mais aussi et surtout deux années de « pause ». En plein milieu de l’ascension d’une « New Thing », The Trane décide de prendre du recul et d’explorer le genre « ballade ». En plus des dites Ballads enregistrées un an plus tôt, John et son quartet offrent également à leurs auditeurs des collaborations voulues par Bob Thiele, responsable du célèbre label à la tranche orange et noir créé en 1961 : l’une avec Duke Ellington [Impulse ! 1962], l’autre avec Johnny, non pas celui qui allume le feu et casse les oreilles, mais celui embrase les mots et caresse les tympans.

Il faut au moins une fois dans sa vie jouir de « They Say It’s Wonderful » ou de l’intro à trémolos frissonnants du ténor sur « My One and Only Love » pour avoir la chance de mourir en paix un jour ou l’autre. Sans cela, toute vie n’aura été qu’un sempiternel bémol, sans bécarre ni même dièse. Composé uniquement de standards duvetés signés du binôme d’Ellington Billy Strayhorn (« Lush Life »), le duo Rodgers-Hart (« You Are Too Beautiful ») ou encore Irving Berlin (« They Say It’s Wonderful »), John Coltrane & Johnny Hartman livre la seule occasion d’écouter le mythique quartet de Coltrane avec crooner. Ainsi accompagné, qui oserait chanter de travers ?

Écouter McCoy Tyner, Jimmy Garrison et Elvin Jones s’effacer pour laisser dialoguer Coltrane avec Hartman vaut son pesant de cacahuètes, comme le veut l’expression. Ce n’est bien évidemment qu’une impression, ils impriment tous les trois une rythmique bien présente. En prenant soin de se charger de toute la partie harmonique et de la base rythmique du morceau en pianissimo, ils laissent aux deux autres solistes tout le loisir de se prêter au jeu mélodique. D’ailleurs, dans les notes de pochette, Spellman explique que deux objectifs présidaient à ce projet : faire sortir de l’anonymat un crooner injustement méconnu, mais aussi et surtout montrer que le John Coltrane Quartet était capable d’accompagner n’importe quel musicien ou artiste.

Pourtant Hartman n’est pas n’importe qui, et Coltrane avait beaucoup de respect pour lui. On pourrait penser que Coltrane aurait pu être réticent à l’idée de jouer avec un vocaliste à la maigre renommée. Au contraire, ce fut Hartman qui hésita. Ils se connaissaient depuis l’orchestre de Duke Ellington (à la toute fin des années 40), mais Hartman ne se sentait pas capable de chanter avec un quartet de jazz. A l’écoute du « Lush Life » de Nat King Cole, il décide de sauter le pas, et même d’inclure ce titre sur l’album. Comme pour Ballads, tous les morceaux sont nés en une seule prise - exception faite de « You Are Too Beautiful » qui en nécessita une seconde à cause (fait assez rare pour mériter d’être mentionné) d’un problème de baguettes côté Elvin Jones) -, ce qui donne à ces pièces très écrites une spontanéité et une fraîcheur vivifiantes. Les textes, quant à eux, sont mis en valeur par la prestation du crooner, tout en variété : à la limite du « Sprächengesang » sur « Lush Life », il semble prendre du recul avec les paroles, distance ironique ou non.

La complémentarité Coltrane/Hartman est surprenante, à l’image de la pochette où les deux artistes regardent dans la même direction : sur « Dedicated To You », on passe de l’un à l’autre sans (presque) s’en apercevoir. Coltrane donne l’impression de chanter ses notes tandis qu’Hartman les rend cuivrées et joue de sa voix comme d’un instrument. C’est seulement sur « Autumn Serenade », peut-être, que le saxophoniste se permet, dans son solo, les petites saccades de notes qui constituent son style et construisent sa sonorité.

Si la carrière coltranienne ressemble à un long solo, cet album en est la vive respiration entre deux notes enfiévrées. Mais certains soupirs ont le souffle long, John Coltrane & Johnny Hartman en fait partie.