Scènes

Flemish Jazz Meeting à Bruges

La France est unie à la Belgique par quelque chose de fort et de profond - plus qu’un simple voisinage dû à une frontière commune, un cousinage heureux, une proximité d’esprit…


La France, on peut le dire, est unie à la Belgique par quelque chose de fort et d’infiniment profond. C’est plus qu’un simple voisinage dû à une frontière commune, un cousinage heureux, une proximité d’esprit. Des Belges réunis flamands et wallons, nous apprécions la culture baroque, le goût de la fête, la convivialité et ce mélange de curiosité voyageuse et de tranquille modestie, qualités dont nous ferions bien de nous inspirer plus souvent. Aussi sommes-nous particulièrement perplexes en voyant nos amis proches traverser une crise identitaire sans précédent. Rappelons aussi pour les Français (pas toujours bons en géographie physique, économique ou politique), que la Belgique est un état fédéral composé de trois communautés au sein de deux régions. Bruxelles, la capitale ayant un statut particulier, ce qui explique parfois le « brol » (confusion).

Les musiciens eux appliquent depuis toujours une concorde de circonstance et montrent ainsi l’exemple aux politiques dans ce pays surréaliste, véritable « melting pot », expression qui pourrait être récupérée comme belgicisme. Laissons la parole aux artistes et aux créateurs belges, car nous préférons la Belgique des arts, du cinéma au théâtre sans oublier la BD ni…le jazz : une nation multiple, souvent truculente, parfois provocante mais si attachante, dont une certaine rugosité, une réelle puissance engendrent un imaginaire créatif. Le jazz belge, selon Filip Delmotte, directeur du label W.E.R.F, n’est autre qu’« une pollinisation croisée de musiciens réunis dans un langage créole et jazzy…le pays de Tintin et Kuifje, de Magritte et Brel, de Django Reinhardt et Toot Thielemans. »

Le Flemish Jazz Meeting qui se tient à Bruges tous les deux ans en alternance avec l’européen Jazz Brugge (première édition en 2002) réunissait cette année encore les principaux groupes de la scène belge flamande. Bruges, « ville musée » entre canaux, remparts et béguinage, présente les écrins de ses musées de peinture consacrés aux grands Maîtres flamands (Hans Memling, Van Eyck, Van der Goes, Rogier Van der Weyden).

C’est là que l’un des organisateurs de l’événement FJM, l’opérateur culturel De Werf [1] a son siège : le programme est rigoureusement conçu pour faire découvrir des groupes qui se produisent dans des mini-concerts, enchaînés sans accroc, le premier soir à Bruges, le deuxième soir à Gand. Au total treize groupes sur la durée de ce court séjour touristique, culturel et jazzistique.

Pour cette seconde édition du Flemish Jazz meeting, de nouveaux noms sont apparus sur la scène flamande, traduisant un renouvellement prometteur. C’est une formidable chance de se faire entendre par des professionnels du spectacle, d’autant plus, s’ils sont étrangers. Un outil efficace pour l’exportation des talents. Voilà une idée singulièrement ingénieuse. Convoquant les principaux programmateurs, producteurs, directeurs de festivals concernés par le jazz et les musiques actuelles, les organisateurs de ce « marché » braquent ainsi les projecteurs sur les talents représentatifs de la scène actuelle, qu’ils soient confirmés comme le pianiste Erik Vermeulen, les saxophonistes Ben Sluijs, Jeroen Van Herzeele, ou en pleine ascension comme le pianiste Jef Neve que l’on présente déjà comme une vedette, ou encore plus fraîchement débarqués dans la jazzosphère (Ewout Pierreux, Robin Verheyen, Bruno Vansina…).

Le séjour commence sérieusement par une réunion de travail au ConcertGebouw de Bruges, édifice ultra-moderne. Le débat animé par un journaliste énergique répondant au nom (particulièrement approprié) de Werner Trio était articulé sur deux thèmes : « Jazz Policy in Flanders and Europe » et "Jazz As an Attitude : Define or Defy”.

S’inspirant du modèle hollandais qui rencontre depuis longtemps un grand succès avec le Dutch Jazz Meeting au Bimhuis à Amsterdam, le Flemish Jazz Meeting bénéficie d’un encouragement substantiel des autorités « politiques ». Née d’une volonté commune du secteur musical et du gouvernement pour promouvoir le jazz flamand, cette initiative souligne le retour de musiciens actifs, jeunes pour la plupart sur la scène flamande et donc belge au sens large. Un renouveau depuis la fin des années 80, une autre génération, qui crée un jazz métissé de diverses influences, plus fort, décomplexé, qui emprunte au rock et à la pop (le guitariste de Franco Saint Bakker), revisite les folklores du monde (Tricycle), sans oublier des grand formats de la scène alternative (Flat Earth Society).

Mais comme un peu partout en Europe, les conservatoires flamands voient sortir chaque année des jeunes artistes talentueux, dont un maigre pourcentage deviendra professionnel. Débat crucial, qui recoupe des préoccupations communes à tous les participants européens, hongrois, allemands, anglais et français. Comme dans notre pays, l’écart se creuse de plus en plus entre les écoles et le secteur de la formation d’une part et la scène économique et de production. En Belgique, il est très difficile de pouvoir vivre comme musicien à plein-temps du produits des concerts et de la vente des disques, à plus forte raison s’ils sont classés sous l’étiquette « musique progressive belge ». Une des solutions, ici aussi, est de participer au plus grand nombre de projets possibles. C’est le cas par exemple de Bart Maris qui a son groupe, tourne avec Moker mais a pu participer dans le cadre du big band Flat Earth Society à des productions de théâtre. Le jeune batteur Teun Verbruggen est lui aussi présent – la programmation le montre - dans pas moins de 4 groupes sur les treize programmés au FJM.

L’enseignement s’est développé, sans toujours se préoccuper des débouchés pour les jeunes musiciens au sortir de leur formation. Les scènes sont insuffisantes, le marché évolue trop vite et les mass media (télévision en tête) ne véhiculent pas une image très positive de cette musique, ne privilégiant trop souvent que le jazz vocal ( au hasard, Michael Bublé, Norah Jones, Jamie Cullum, Diana Krall, Stacy Kent). On exige des musiciens, outre un sévère bagage technique et des connaissances très pointues, un art consommé du marketing. Comme s’ils sortaient d’une école de gestion, ils doivent aussi apprendre à « se vendre ». Que de compétences exigées pour un avenir de plus en plus incertain ! Nous sommes loin de la nostalgie d’une musique qui faisait rêver, une musique de libération, du bon vieux jazz de papa qui swingue.

Les programmateurs, même fédérés en réseau, sont souvent désorientés dans leurs choix, s’abandonnant trop aux « diktats » du marché alors que leur seule loi devrait être celle du désir, et leurs programmes une série de coups de cœur et d’intuitions, sans garantie. C’est ce que pensent encore certains professionnels du spectacle de plus en plus rares, il est vrai. « Le jazz peut encore être un cadeau inespéré, inattendu, une fête », ce qui justifierait le terme de « festival ». La surprise devrait être au rendez-vous, même si elle n’est jamais certaine. Découvrir, se risquer à prendre ce qui advient et qu’on attendait pas, voilà qui fait encore partie des enjeux de l’Art. Est-il naïf de considérer ainsi les choses ? Le contexte économique difficile, les évolutions technologiques et la transformation des modes de consommation imposent une restructuration urgente et efficace. Comment renforcer la visibilité des artistes émergents et la mise en valeur d’artistes plus confirmés sur des labels au rayonnement plus restreint ?

Après les débats, place à la première soirée au centre De Werf, où les participants sont accueillis chaleureusement, sous un ciel encore bleu et une température idéale en ce début septembre.
Cinq concerts se succèdent sans faiblir alors que parmi les Français, les pensées vont aussi au rugby (premier match de la Coupe du monde…)

Avec Le Ewout Pierreux Trio, dont le pianiste-leader est l’auteur de jolies ballades, un peu trop sages à notre goût, un jazz straight qui constitue une agréable introduction au programme. Puis c’est le groupe de l’accordéoniste Tuur Florizoone, Tricycle que nous avions déjà découvert dans le Sud de la France, au festival de Saumane 2007, invité par J.-P Ricard, directeur de l’AJMI à Avignon. [2] L’absence de basse et la configuration originale de ce brave trio les oblige à créer une musique terriblement inventive. Et bien qu’il ne fasse pas partie de la communauté flamande, le Collectif du Lion était à Bruges, non pour se produire, mais pour montrer ses productions aux visiteurs. Car cette manifestation est une vitrine ouverte, où les démos, disques produits ou maquettes circulent et sont échangés activement. [3] Nous avons donc retrouvé Tricycle avec plaisir sur le terrain des folklores et des musiques du monde. Et l’univers original, personnel en tous cas, que celui de Tuur Florizoone à la flûte traversière et à l’accordéon. De la fraîcheur dans cette musique, sensible, intime, qui raconte des petites histoires (« Three Penguins on a Sunday Afternoon », « Jouer au parc rouge » « Epilogue » « Contamine mon joie » « Belly Button »)… Titres que l’on peut trouver sur les deux albums parus à ce jour Orange for Tea et « King Size » sur le label Aventura Musica & HomeRecords

T. Florizoone © Dirk Van der Borght

Puis vient le tour du quartet de l’altiste Ben Sluijs accompagné d’Erik Vermeulen, un groupe intéressant avec deux fortes personnalités de la scène belge. Vermeulen, qui accompagne un autre flûtiste et saxophoniste, Manu Hermia dans ses tentatives de croiser jazz et ragas (cf chronique de Rajazz) suit ici une autre direction et montre tout son talent aux côtés de Ben Sluijs et Van Herzeele. D’humeur changeante, il donne l’impression de ne jamais savoir s’il va improviser ou se lancer dans des compositions plus écrites. C’est que les deux pratiques lui semblent proches, puisqu’il projette ou interprète ce qu’il a en tête au moment précis du concert ; d’où une certaine imprévisibilité qui est peut-être l’essence même du jazz. Il donne avec Sluijs cette commune impression d’une recherche permanente d’identité musicale. De ce groupe ressort un lyrisme et le mystère d’une direction qui est souvent à peine annoncée, ménageant cependant les surprises d’une belle dynamique d’ensemble. Une intensité dans le jeu que partagent pianiste et saxophoniste.

C’est ensuite le tour dun autre trio, classique avec le pianiste italo-belge Michel Bisceglia avant de terminer cette première soirée par un groupe déroutant où les soufflants se tenaient en retrait, offrant une posture très contrastée comparés aux débordements démonstratifs du leader-guitar hero Elko Blijweert. Une musique pas toujours aussi spectaculaire dans le ressenti mais en rupture de cadences et de climats, sur les marges du rock.

ELKO BLIJWEERT © Dirk Van der Borght

Le lendemain, changement de décor et départ en autocar pour Ghent, active cité industrieuse, ville d’art et d’histoire (à voir absolument - comme dirait le Guide vert - le retable de l’Agneau mystique des frères Van Eyck dans la cathédrale St Bavon). Si elle accueille chaque année le célèbre festival international Blue Note, elle célèbre aussi l’inauguration d’une nouvelle salle de spectacle, BIJLOKE, située au sein d’un vaste campus (on se croirait à Cambridge). Même s’il n’est pas prédominant, le jazz ne sera pas oublié de la programmation puisqu’en 2008 viendront s’y produire, Fabrizio Cassol, Thomasz Stanko, le trio de Jim Hall, celui de John Taylor, Louis Sclavis en décembre avec le hautboïste Piet Van Bockstael dans un Programme « Jazz Meets Contemporary » (ce qui ne saurait déplaire au musicien français), et aussi Portal, Chevillon et Humair en janvier prochain, suivi de près par le quintet de Rosario Giulani.

Pour la soirée de clôture du Flemish Jazz meeting, le spectacle a lieu dans le très bel ensemble architectural du Vooruit, Maison du Peuple du début du XXè siècle, qui peut faire songer à la coopérative ouvrière du Jura à Saint-Claude. Dans un décor de théâtre passeront les cinq derniers groupes - prestations toujours très minutées mais qui nous réservent encore quelques surprises.

Rien à voir entre la musique très démonstrative de Jef Neve, la douceur lunaire du Narcissus quartet où ressortent les qualités du saxophoniste soprano Robin Verheyen (déjà reconnu au tremplin Jazz d’Avignon ) et le collectif franco-belge Maaks’ Spirit (autour du trompettiste Laurent Blondiau on retrouve le ténor Jeroen Van Herzeele, le batteur Eric Thielemans et des Français : le contrebassiste Sébastien Boisseau et le guitariste Jean-Yves Evrard), toujours avide de nouvelles expériences, d’aventures hors normes. Formation étrange, décapante qui installe un climat dissonant dès l’ouverture, des rythmes sauvages, une tension exacerbée dans une suite continue qui finit decrescendo comme pour se dissoudre dans un final quasi silencieux, dans l’obscurité.

Maak’s Spirit © Dirk Van der Borght

L’autre grand moment qui décoiffe est la découverte de « Flat Earth Society », impertinent et joyeusement foutraque. Actif depuis une dizaine d’années sur la scène alternative belge, ce groupe de quatorze activistes a pour leader le clarinettiste Peter Vermeersch, également compositeur. Profondément éclectique, il a embrassé maints projets, écrit la musique de certains spectacles de la chorégraphe Anne Teresa De Keersmaekers… et utilise le F.E.S. comme laboratoire de ses manipulations sonores. Le résultat varie, entre arrangements pour big bands et mélodies de fanfare, sans oublier le jazz et la musique concrète. Il pratique avec bonheur cet art du collage cher à Zappa (qu’il connaît bien), avec de la spontanéité dans l’exécution et beaucoup d’espace laissé aux interventions des autres membres du groupe. Sans renier la tradition à laquelle renvoie la configuration du « grand format », le F.E.S. exploite les possibilités offertes par ce type d’orchestration en gardant toujours un fil conducteur, l’humour. A écouter absolument leur dernier album sur Crammed Disc » (2006).

F.E.S. © Dirk Van der Borght

Quittant Bruges et la Belgique, après avoir eu un aperçu conséquent de la scène jazz actuelle, on ne peut que se réjouir d’une pareille initiative, qui s’imposera vite comme élément de référence pour ceux qui veulent en savoir plus sur le jazz belge. On se demande si cette idée ne pourrait être transposée de l’autre côté de la frontière. La Belgique, petit pays de différentes cultures, sait fédérer les initiatives et les énergies pour accueillir et présenter le visage le plus souriant et l’accueil le plus efficace. Avec plus de 79 millions de touristes, la France reste encore le premier pays récepteur mondial (avant que les Chinois ne se réveillent définitivement), mais si nous savons profiter de cette rente de situation, l’accueil laisse souvent à désirer. On s’en inquiétait déjà lors des célébrations fastueuses du bicentenaire de la Révolution en 89. Près de vingt ans plus tard , il est encore temps de progresser en s’inspirant des méthodes de nos voisins européens…

par Sophie Chambon // Publié le 10 décembre 2007
P.-S. :

(Du 6 au 9 septembre 2007)

Organisations :

Maak’s Spirit :

LAURENT BLONDIAU, trumpet
JEROEN VAN HERZEELE, saxophone
JEAN YVES EVRARD, Electric guitar
JOZEF DUMOULIN, Fender Rhodes
Sébastien BOISSEAU contrebasse
Eric THIELEMANS, drums

FLAT EARTH SOCIETY :

PETER VERMEERSCH, clarinet et leader
Bart Maris, trumpet
Wim Willaert, accordion, voice
Teun Verbruggen, drums
Peter Vandenberghe, piano
Bruno Vansina, baritone saxophone
Tom Wouters , clarinet, vibraphone
Benjamin Boutreur, alto saxophone
Michael Mast, tenor saxophone
Berlinde Deman, tuba
Marc Meeuwissen, trombone
Stefaan Blancke, trombone
Luc Van Lieshout, trumpet

Jazz Festivals :

[1Llittéralement « chantier » traduction du néerlandais, est un centre culturel essentiel en Belgique opérant sur le plan du théâtre et du jaz. Cette structure organise des concerts et a créé son propre label W.E.R.F (rebaptisé lors de sa création en 1993 « Wasted Energy Recording Factory ») dont le catalogue, à ce jour, compte 56 albums live et en studio (le premier étant K.D.S’ Basement Party Sketches of Belgium, le dernier celui d‘Octurn North Country Suite.

[2Signalons aussi que l’Ajmi profite de l’été et du Tremplin Jazz (autre illustration du travail cohérent mené par De Werf et Willy Schuytens, sur le terrain, en France) pour lancer une opération tête de pont vers la Belgique avec la complicité de son partenaire du théâtre des Doms. Ainsi cet été, l’excellent Trio Grande composé du souffleur Laurent Dehors, du tubiste Michel Massot et du batteur Michel Debrulle nous avait enchantés lors de festifs apéro-jazz.

[3Si on ne se fait pas connaître, comment espérer que les opérateurs spécialisés – dont c’est par ailleurs le métier de se tenir informés, à la pointe même des créations - investissent dans les musiques et groupes nouveaux, surtout dans un secteur aussi mouvant ?