Tribune

Le jazz au cinéma

Cinéma et jazz sont contemporains ou presque, d’où des rapports qu’on suppose naturels sinon fréquents. Quelle est la place, l’importance de la musique de jazz dans les films ? Et quels sont donc les rapports du jazz et du cinéma ?


Le cinéma et le jazz sont contemporains ou presque, d’où des rapports qu’on suppose naturels sinon fréquents. Pourtant, si le premier film parlant s’appelle « Le chanteur de jazz », les relations ont été difficiles voire ambiguës entre ces deux domaines artistiques. Quelle est la place, l’importance de la musique de jazz dans les films ? Et quels sont donc les rapports du jazz et du cinéma ?

(2008)

Si on s’essayait à une classification, évidemment incomplète ou maladroite comme toute tentative de rangement, on pourrait trouver les propositions suivantes :

1) Le jazz « musique de l’image » :

C’est le cas le plus fréquent, le plus banal aussi : du jazz que l’on « utilise » comme on le ferait de la musique classique, ou des chansons pop. Le jazz qu’on « colle » aux images induit une -atmosphère musicale qui habille le film comme une seconde peau. Il est des exemples réussis de cette association. De même que la sarabande de Haendel illumine le film de Kubrick Barry Lyndon ou que, plus récemment, la B.O du Ghost Dog de Jim Jarmusch, signée RZA, fonctionne parfaitement avec les images, la mélodie parle à l’imaginaire. Il y a donc des partitions « culte » avec des musiciens compositeurs qui se sont pliés aux règles du genre cinématographique, et en réussissant leur coup. Ainsi Otto Preminger a travaillé en étroite collaboration avec Duke Ellington pour « Anatomy Of A Murder » en 1959.

2) Le film musical :

  • La « comédie musicale » : où musique et action sont inséparables
    La musique commente l’action qui se déroule, ou la prend comme support d’une chorégraphie. Ainsi, West Side Story, tourné en 1961, est la plus belle illustration de ballets révolutionnaires de Jerome Robbins en étroite symbiose avec la musique écrite par Leonard Bernstein, musicien et chef d’orchestre classique certes, mais aussi fou de jazz. Un chef d’œuvre. A peu près à la même époque, l’exemple le plus réussi de « comédie musicale à la française » est donné avec Les parapluies de Cherbourg suivi bientôt par Les demoiselles de Rochefort du tandem Jacques Demy-Michel Legrand. Succès inégalé à ce jour, leur style a fait école sans être jamais dépassé. Les équivalents actuels seraient le très original On connaît la chanson, film musical d’Alain Resnais, où les comédiens chantent en playback, les Huit femmes de François Ozon et, plus récemment, les films de Christophe Honoré qui sont des variations sur cette thématique.
  • La fiction à caractère musical dont le sujet est un musicien réel ou imaginaire :

Les cas de figure sont nombreux avec des réussites très diverses.

  • Où l’on entend la musique noire dans des films de Blancs :
    Dans les années cinquante, voire soixante, pour le public amateur de jazz, les témoignages sont rares, donc infiniment précieux d’apercevoir les « masters of jazz », souvent dans leur propre rôle, ou dans des rôles insignifiants. On accepte tous les scénarios même les plus ineptes, tant ces documents sont attendus. Le jazz fan n’a pas grand chose à faire du film, mais garde en mémoire Cabin in the Sky de Vincente Minelli en 1942 avec Armstrong et Ellington, Stormy Weather avec Fats Waller, Cab Calloway et la belle Lena Horne, moins pour l’intrigue que pour les numéros joués, chantés, dansés. Billie Holiday ne se remettra jamais de l’humiliation de jouer une bonniche dans New Orleans, mais qu’il est émouvant de l’entendre avec Louis Armstrong chanter « Do You Know What It Means to Miss New Orleans ?” même si le film d’Arthur Lubin (1947) est très inégal et tendancieux dans sa représentation de la musique noire.
  • Les biographies romancées des musiciens blancs :
    Les grands studios ne se sont pas toujours montrés intéressés par le jazz et ses musiciens, ou alors à titre anecdotique, en se moquant presque délibérément de la vérité historique. Seul le romanesque prime, ou la propagande, surtout en temps de guerre. The Glenn Miller Story d’Anthony Mann en 1953 en est une parfaite illustration. Le thème « In the mood », emblématique de la Libération, existait depuis longtemps. Composé par des Noirs, il ne connut la gloire que quand Glenn Miller s’en empara et lui donna sa version définitive. Le film médiocre mais hagiographique est servi par James Stewart (l’Américan modèle) dans le rôle-titre.
  • Young Man With the Horn de Michael Curtiz :
    Plus réussi cinématographiquement, encore que ce soit Kirk Douglas qui se glisse dans la peau de Bix Beiderbecke et Harry James qui double le cornettiste ! Pupi Avati réalisera un film plus « sérieux » entièrement tourné à Davenport, la ville natale de Bix en 1990 : Bix, An Interpretation of A Legend. Le titre au moins prévient des écarts toujours possibles avec la réalité.
  • Une vision romanesque : portraits de musiciens de jazz

On pense immédiatement au Bird de Clint Eastwood en 1988, qui fut un grand succès, même si certains ont affirmé que ce n’était pas le film le plus réussi du réalisateur. Mais son amour du jazz suffirait à cautionner cette tentative et à prouver la sincérité de son engagement. Si son film le plus authentique est Honky Tonk Man, toute l’œuvre d’Eastwood est traversée par sa passion pour cette musique : la composition d’Erroll Gardner, « Misty » lui servit même de fil conducteur dans son tout premier film, Play Misty for Me (1971, Un frisson dans la nuit). L’intérêt des films d’Eastwood est que leur succès populaire en fait de très bons vecteurs de diffusion de la musique qui nous intéresse. Même dans le mélodramatique Route de Madison, il glisse au cœur de l’intrigue sentimentale, une scène où les deux protagonistes blancs vont écouter du jazz au cœur de l’Amérique des années soixante, dans un Midwest conventionnel, étriqué et ségrégationniste. Attitude qui ne manquait pas de courage, à l’époque.

  • Round Midnight de Bertrand Tavernier en 1988 est un cas encore plus intéressant de biographie romancée : l’amitié exceptionnelle de Francis Paudras et Bud Powell est transposée dans le scénario à de nouveaux personnages, respectivement François Cluzet et Dexter Gordon. La fine fleur du jazz à l’époque est présente dans la B.O aux côtés de Gordon qui, remarquable, joue entre autres « Rhythm-a-Ning » et « Una Noche con Francis » : Herbie Hancock, Ron Carter, Tony Williams, Bobby McFerrin dans « Round midnight », Billie Higgins et Wayne Shorter dans « the Peacocks » de Jimmy Rowles. Un « labour of love » que l’on doit à Tavernier, connaisseur de cette musique et historien spécialiste du cinéma américain. Et même si on peut saluer la composition de Forest Whitaker, qui jouait avec talent le rôle de Charlie Parker, dans Bird, le choix de Dexter Gordon est une adaptation géniale ! Il n’avait pas à apprendre à jouer ni à visualiser les doigtés, comme Robert de Niro dans New York New York, le »musical" de Martin Scorsese, où l’acteur, bon saxophoniste de jazz sans être génial, épouse une chanteuse qui lui ravit la vedette, interprétée par Liza Minelli. Scorsese décrit parfaitement « L’évolution des grands orchestres de Tommy Dorsey au jazz moderne, en contrepoint de la trajectoire auto-destructrice de Jimmy Doyle, qui, comme Georgie Auld en son temps, termine sa carrière en ouvrant un night club sur la 52 ème rue… » Le choix de Liza Minelli était tout indiqué : le metteur en scène avait visionné près de vingt fois « A Star is Born de George Cukor, tourné par la propre mère de Liza Minelli, Judy Garland sous la direction de son mari Vincente Minelli. Un film bouleversant qui racontait en partie sa propre histoire.

Moins connu, mais intéressant car c’est le seul film « jazz » de Spike Lee Mo Better Blues où Denzel Washington est un trompettiste très plausible, en proie aux tourments de l’inspiration et de la création, sur la musique du trompettiste Terence Blanchard.

3) Le jazz en « décor » sonore, reconstitution d’une époque :

Dans The Man with the Golden Arm, d’Otto Preminger, en 1955, (L’Homme au bras d’or), Frank Sinatra joue le rôle d’un musicien de jazz, batteur et junkie. On entend avec bonheur des musiciens West Coast, qui jouèrent dans nombre de films de cette période, l’orchestre de Shorty Rogers avec Shelly Manne, dans ce film qui aborde très directement le problème de l’addiction dans les milieux des musiciens de jazz.

Ellington vient à Paris avec Billy Strayhorn, en 1960, enregistrer avec des musiciens français dont Guy Laffite, des thèmes pour le film de Martin Ritt Paris Blues, où cette fois c’est Sidney Poitiers qui joue le rôle d’un saxophoniste.

  • Le Cotton Club de Francis Ford Coppola en 1985 est une vaste fresque très personnelle, où le cinéaste nous fait partager « sa » mémoire du jazz. L’acteur principal Richard Gere joue lui même du cornet !
  • Kansas City de Robert Altman propose enfin une « reconstitution » soigneuse où les plus grands musiciens de cette époque historique sont interprétés par des musiciens émergents de la scène jazz des années 80 (James Carter, Joshua Redman, Geri Allen…) qui se glissent dans la peau de leurs aînés.

4) Le jazz, musique d’une époque :

Le jazz irrigue certains films tout simplement parce que c’est dans l’air du temps. On pense alors au film de Marcel Carné tourné en 1958, Les Tricheurs, ou aux Liaisons Dangereuses version 1959 de Roger Vadim avec des musiques de TS. Monk et Duke Jordan. Vadim, tout à fait de son temps, aimait cette musique. Il utilise ainsi un matériau qui cerne la modernité d’une époque. Une façon aussi de faire connaître des artistes qu’il aime dans des décors de boîte de nuit ou de club de jazz.

  • Les musiques de films noirs :

Le genre du film noir, les thrillers des années soixante utilisent le jazz tout naturellement. Jean-Pierre Melville, fin connaisseur de cette musique, fera appel à Martial Solal pour Deux hommes dans Manhattan en 1958, à Jacques Loussier pour « Piano-bar » dans Le Doulos en 1962. Les polars de Jacques Deray ont souvent une B.O signée Michel Magne, même si la musique de Claude Bolling dopa le célèbre Borsalino (1969) ; les films d’Edouard Molinaro jouent musicalement des contraintes formelles émotionnelles de ces films noirs de Série B. Le jazz est obligatoirement sur la bande son et le casting est aussi d’époque : Delon, Belmondo, Ventura.

5) Le jazz, composante mineure de l’intrigue :

Mais indépendamment de l’époque, le jazz peut faire partie de l’intrigue à titre parfois très secondaire : tout simplement, parce que l’un des protagonistes est musicien. Ainsi apparaît très brièvement, à titre anecdotique, dans le film de Coline Serreau Pourquoi pas ? le trio de… Daniel Humair alors chevelu. Nous sommes à la toute fin des années 70…

Plus récemment, le dernier film de Sam Karmann La vérité ou presque mêle plusieurs intrigues dont une qui sous-tend la narration : la recherche d’une jeune chanteuse de jazz de la région lyonnaise, disparue dans les années 60, Pauline Atherton. Ce qui donne lieu, dès le générique, à des images clichés du jazz dans des caves voûtées, avec des musiciens dans l’ombre (le trio d’Eric Teruel, sur des compositions de P. Adenau). On entend la voix de Catherine Olson, la propre femme du metteur en scène égrener des standards.

Mais cette utilisation du jazz et des musiciens renforce des a priori trop fréquents. « Le jazz, une musique révolue… » Les images du passé de la chanteuse sont en noir et blanc alors que celles de l’intrigue d’aujourd’hui sont en couleur.

Exactement le contraire du parti-pris de Claude Miller dans son dernier film Un secret, une histoire d’amour tragique sur fond d’Occupation. Dans la bande-son revient comme une ritournelle « Tout ça c’est pour nous », chanson de Charles Trenet qui date de 1941.

Si, avec le Front Populaire, la France s’est amourachée de Ray Ventura (l’oncle de Sacha Distel) et de ses Collégiens parmi lesquels Henri Salvador, Charles Trenet contribua à l’introduction du swing en France, partageant l’affiche avec Django Reinhardt et l’orchestre du Hot Club de France : beaucoup de ses séances de studio furent enregistrées sous le nom de « Charles Trenet et le Jazz de Paris » [1].

  • Quelle est l’image du jazz dans les films actuels ?

Le dernier film de Noémie Lvovsky, Faut que ça danse, est une preuve supplémentaire de l’ambiguïté de la représentation du jazz au cinéma en 2007. La musique est d’Archie Shepp avec une participation de Daniel Yvinec (arrangement sur un thème). On y entend du jazz et du bon, et pas que du jazz classique. Mais le principal protagoniste, le formidable Jean-Pierre Marielle (authentique passionné dans la vie) joue un octogénaire qui aime le jazz, les claquettes et Fred Astaire…Comme le titre l’indique. Par contre, sa fille, Valeria Bruni-Tedeschi, n’en écoute pas. Et c’est bien dommage pour l’image du jazz, alors que la BO reflète les choix musicaux de la réalisatrice. A quand un film où un protagoniste jeune écouterait du jazz ? Mais ceci est une autre histoire…

  • 6) La Jazz attitude :

Certains metteurs en scène ont fait appel à des musiciens de jazz dans un autre but. Pour A bout de souffle, Jean-Luc Godard a pensé au pianisteMartial Solal, parce qu’il est peut être un de ceux qui vivent le cinéma comme certains jazzmen improvisent. Le jazz ne sert jamais comme placage illustratif ou émotionnel. C’est la même attitude qui caractérise John Cassavetes. A la fin des années cinquante, il commença sa carrière comme acteur de série B, dans Johnny Staccato dont l’indicatif est une vraie « chase », une course poursuite haletante. Le jazz est « figurant », son rythme permet de visualiser des idées dramatiques, d’illustrer dès le générique le propos de la série. Dans Shadows, un des ses films les plus tendus, Cassavetes est servi par le jazz de Charles Mingus. C’est l‘alliance de deux personnalités sauvages et anticonformistes : le résultat est un travail direct sur l’objet film, la musique s’adaptant, se conformant aux jeux singuliers de caméra.

Depuis une vingtaine d’années, John Zorn, musicien inclassable, agitateur incontrôlé de la scène alternative new-yorkaise, passionné de cinéma et/ou d’images, écrit des partitions musicales pour des films plutôt expérimentaux, tentatives compilées dans Filmworks qui révèle son appropriation d’un espace de création libre.

7) Les metteurs en scène qui aiment la musique et le jazz en particulier

  • Certains musiciens sont amateurs de cinéma comme certains metteurs en scène aiment le jazz. Ils sont nombreux à choisir la musique de leur film avec le plus grand soin : Alain Corneau, Bertrand Tavernier… Un de ceux pour qui la musique est essentielle, Martin Scorsese, réfléchit longuement avant de tourner à ce qui constituera le fil conducteur de son film. Comme il aime absolument toutes les musiques (jazz, blues, rock, opéra), ses films ont des bandes originales-patchwork et il se sert de la musique pour visualiser les scènes. Ainsi comprend-on mieux que Bernard Herrmann ait composé le thème jazz de Taxi Driver, le dernier film du compositeur.
  • Avec Woody Allen, qui a choisi son prénom en hommage à Woody Herman, on redécouvre beaucoup de standards, de Cole Porter à George et Ira Gershwin. Musicien lui même, il n’aime que le jazz « mainstream ». Mais il arrive avec la complicité de son équipe et en particulier du fidèle Dick Hyman, à en irriguer presque tous ses films (sauf le tout dernier à ce jour, Cassandra’s Dream, inspiré musicalement par Philip Glass), qu’il s’agisse d’une vraie comédie musicale (Everybody Says I Love You) ou de « comédies » plus graves comme Stardust ou Manhattan. Il œuvre même à la reconnaissance, à la (re)découverte de musiciens bien oubliés comme le tromboniste Wilbur de Paris dans La malédiction du Scorpion de jade . En 2000, Allen va encore plus loin et tourne le très original Accords et désaccords, construit comme un documentaire sur la vie d’un guitariste fictif, Emmett Ray, dont l’idole est Django Reinhardt. Un étonnant portrait imaginaire, un faux « biopic » pourtant très « réel » que domine l’interprétation de Sean Penn.

8) Le Jazz, doublure des images :

On peut aussi, comme au temps du muet, accompagner la projection par un ou plusieurs instrumentistes. Que sait-on de la musique qui se créait alors ? Etait-ce pure improvisation ? Dans tous les cas, ce mode d’expression demande de la musique. Le cinéma passe alors commande au musicien. On ne compte plus les musiques de films, de séries, de courts-métrages demandées à Michel Portal. Celui-ci avoue d’ailleurs qu’il s’est tourné, après avoir commencé dans le cinéma par des improvisations, vers les arrangements pour qu’on ne dise pas qu’il n’était qu’un improvisateur de musique de films ! Louis Sclavis a toujours aimé travailler sur les musiques de scène et pour l’image. Ainsi, à l’invitation de Bertrand Tavernier, il a composé la musique du film muet de Charles Vanel Dans la nuit, tourné en 1929.

Composer une musique de film, muet de surcroît, exige de la rigueur par rapport au scénario et à l’évolution des personnages, de la précision dans le tempo de l’action, une traversée des couleurs et climats de l’époque, la fidélité à une certaine esthétique cinématographique, qui hésite ici entre Murnau et Renoir. Selon leur perception du film, le travail des musiciens s’inspire et se détache à la fois de la forme seule. Difficile de rester dans l’action mais de ne pas en être aussi prisonnier, de laisser l’image respirer librement, de jeter des ponts entre le temps du film et aujourd’hui.

Vincent Courtois, Henri Texier ont souvent été sollicités pour cet exercice. Jean-Philippe Viret signe la musique du film-docu, actuellement sur les écrans, de Nicolas Philibert, Retour en Normandie. Dans Froid comme l’été de Jacques Maillot, c’est la musique composée par le pianiste Stephan Oliva qui rythme le film (le très beau thème de « Cécile seule » - extrait de son album Itinéraire imaginaire - figure à l’un des moments forts du film.)

9) Filmer la musique de jazz :

Film muet et musique se combinent admirablement, mais la musique arrive-t-elle à l’emporter sur les images ? A l’exception du « clip", véritable cas de figure où une brève séquence filmée est destinée à aider à la diffusion d’une musique ? Pour qu’un concert ou un enregistrement soient diffusés, d’autres vecteurs, comme le film ou la vidéo peuvent être utilisés. Jammin’ the Blues serait un exemple particulièrement intéressant et émouvant même, puisque l’on y voit des images de Lester Young, Bird, Dizzy Gillespie, Coleman Hawkins, Illinois Jacquet

Cependant, on ne peut manquer d’être frappé par la rareté des documents filmés sur certains musiciens de jazz. Ce sont les photographes qui ont fait ce travail de mémoire ; les journalistes aussi. Les scénaristes et dessinateurs de BD ont souvent été inspirés par des anecdotes plus ou moins tragiques de la vie des jazzmen. Et la collection BD de Nocturne, qui se décline sous plusieurs thématiques proches (Voices, Jazz , Ciné, Chansons ) souligne que la vie de certains musiciens ou chanteuses fut un roman incroyable qui se prêterait à son tour à un véritable long-métrage. Ainsi de Judy Garland, par exemple, ou de Mae West (I’m in the Mood for Love, pour les dernières parutions.) Les dernières compiles BD jazz, Bd ciné… d’avant Noël soulignent à cet égard combien certaines chansons collent à leurs interprètes de cinéma : ainsi dans Gilda (1946), la sublime Rita Hayworth (Margarita Cansino) n’interprète pas la chanson du film « Put The Blame on Mame » c’est Anita Ellis qui lui prête sa voix, avec bonheur.
Et on retrouve le pianiste chanteur Dooley Wilson qui dans Casablanca de Michael Curtiz en 1942 avec Ingrid Bergman et Humphrey Bogart lance le fameux « As Time Goes By ».

C’est plutôt la télévision qui remplit la fonction de mémoire en « filmant » des concerts : l’incontournable Jean-Christophe Averty a fait entrer le jazz à l’ORTF et enregistré régulièrement le festival de Juan-les-Pins. Soulignons aussi le remarquable travail de la télévision anglaise, qui a archivé de nombreux concerts dans les années 50 et 60. Ou celui de Ralph Gleason aux Usa avec Coltrane.

Ajoutons aussi les films « documentaires », les portraits de Gérald Arnaud diffusés sur Arte, les films de reportages de Frank Cassenti (vient de sortir en DVD sa vision personnelle de Marciac, sa « mémoire » du festival), et tous les montages possibles entre les deux, comme dans Straight, No Chaser, à partir de concerts filmés. Des treize heures de rushes tournés par une chaîne allemande en 67-68 par les frères Blackwood, Charlotte Zwerin réalisa un classique du genre pour comprendre une vie et une œuvre complexes, celle de T.S. Monk.

10) Le cinéma qui vient à la rescousse du jazz

« The Entertainer » ou la redécouverte de Scott Joplin :

Composé et gravé sur piano mécanique en 1902, ce tube de Scott Joplin, pionnier de la musique afro-américaine, lui assura la gloire, son nom allait désormais être attaché au ragtime. Mais à l’origine du renouveau de cette musique, on doit tout de même saluer la composition arrangée par Marvin Hamlisch qui parcourt toute la bande originale du film de George Roy Hill, The Stingou L’Arnaque, 1973. Grâce au succès du film, le compositeur fut redécouvert et il obtint même le Prix Pulitzer pour sa contribution à la musique américaine en 1976 !

Dans The Sound of Music de Robert Wise, (La mélodie du bonheur d’après Hammerstein et Kern) deux chansons tout à fait insignifiantes « Chim chim cheree » et « My Favorite Things » allaient être prétexte à recréation de certains des plus beaux thèmes de John Coltrane dès 1960 (Atlantic) et jusqu’à son dernier souffle.

Quand une musique de film inspire des musiciens de jazz :

Signalons aussi que le thème éponyme créé par David Raksin pour Laura, le film d’Otto Preminger (1944), a inspiré nombre de musiciens de jazz dont le saxophoniste ténor Don Byas. On pourrait également citer le thème de Spartacus qui a été jazzifié avec bonheur…

11) Quand les BO deviennent culte

Dans certains dictionnaires ou encyclopédies du cinéma comme le classique de Roger Boussinot, jamais le paramètre de la musique n’est analysé par ce critique, qui avait une sensibilité de gauche très affirmée. La musique américaine reste singulièrement étrangère à ses préoccupations. Les puristes considèrent souvent dédaigneusement les musiques de films car la « personnalité » musicale passe après l’intérêt du film, ou le désir du metteur en scène. Le musicien est alors caméléon, et même s’il imprime un style reconnaissable, son identité d’artiste s’exprimera plus pleinement dans des compositions qui ne sont pas des « commandes » pour le cinéma.

  • Pourtant, dans les années soixante et soixante-dix apparaissent de nouveaux héros à l’écran ou à la TV et avec eux un son différent, un rythme nouveau et des compositeurs étonnants. Lalo Schiffrin, pianiste d’origine argentine, qui joua à ses débuts avec Dizzy Gillespie, et composa en 1961 le célèbre « Gillespiana », se fit définitivement connaître par les thèmes de séries devenus des « tubes cathodiques » comme Mission : Impossible, Mannix, Starsky & Hutch ou les musiques de Luke la Main froide, Bullitt, L’Inspecteur Harry, The Fox. Au carrefour du classique, de la musique contemporaine, du jazz, de la pop, des folkores, son écriture a, sur près de quatre décennies, marqué le son des films de Hollywood. « J’ai grandi dans la musique classique mais j‘ai choisi les deux arts du XXè siècle, le cinéma et le jazz. » [2]. Ce sera la période faste des arrangeurs et des compositeurs de B.O : Quincy Jones, Johnny Mandel, Neal Hefti…

12) Le cas particulier d’ASCENSEUR POUR L’ ECHAFAUD

Il arrive tout à fait exceptionnellement, que la musique prenne une telle dimension qu’elle reste et se diffuse plus que le film lui-même. En une seule nuit, le 4 décembre 1957, Miles Davis, avec son quintet français (Pierre Michelot, René Urtreger, Barney Wilen et Kenny Clarke), en visionnant les images tournées par Louis Malle, improvisa une musique qui est, avec le temps, devenue plus célèbre encore que le film. Miles dira :
« Puisqu’il s’agissait d’un film de suspense, j’ai fait jouer les musiciens dans un vieil immeuble lugubre et sombre. Je pensais que ça donnerait son atmosphère à la musique et ça a fonctionné. »

Ascenseur pour l’échafaud, selon le mot de Philippe Carles, « un grand film de Miles Davis » un disque, une musique avant même d’être un film ! Plus justement « un film de Louis Miles » a-t-on dit. Miles rencontra par l’intermédiaire de Juliette Gréco Louis Malle qui, enthousiaste, lui proposa de composer la musique du film qu’il venait de tourner avec Ronet et Moreau.
Reconnaissons que Louis Malle avait bon goût, et surtout qu’ il aimait vraiment le jazz. Dans le très autobiographique Souffle au cœur, réalisé en 1971, l’acteur Benoît Ferreux qui joue le jeune Malle évoque avec ses frères sa découverte du jazz et du be bop !

  • Jazz et cinéma, un rendez-vous manqué ?

Le couple jazz et cinéma ne fonctionne pas donc toujours, et le public n’est pas au rendez-vous. Certains films dont les BO révèlent d’authentiques compositions originales n’ont pas été des succès populaires. Qui a vu et se souvient de Mickey One (1965), l’une des réalisations les plus méconnues du grand Arthur Penn avec le jeune Warren Beatty et la musique d’Eddie Sauter interprétée par Stan Getz ? De même, Sonny Rollins crée la B.O d’un film sur le swinging London, Alfie, en 1966, avec Michael Caine dans le rôle titre. Le thème principal deviendra une chanson, « Alfie », reprise de Sarah Vaughan à Patricia Barber, qui inspira Bill Evans, McCoy Tyner… Mais ces musiques s’écoutent sans que l’on ait besoin des images, et que l’on fasse une relation au film. Et réciproquement. Autrement dit, l’alchimie ne se crée pas.

Ainsi, les rapports entre jazz et cinéma illustrent la difficulté de concilier deux disciplines aussi particulières et exclusives. S’il est cinéphile, l’amateur de musique sera toujours intéressé par l’union, même improbable, de ces deux genres bien distincts qui tiennent à leur indépendance artistique ; le jazzfan « pur et dur » sera plus critique, et en aucun cas les images du cinéma ne restitueront pour lui la magie d’un concert ou d’un enregistrement. Il peut se consoler avec la manne des Dvds qui sortent sur le marché, avant que ce support ne disparaisse à son tour ; reste encore l’opportunité de découvrir des documents inestimables, dans le cadre de la programmation de certains (bons) festivals. L’édition 2007 du Bordeaux Jazz Festival propose ainsi une jolie sélection avec Le Jazzman du goulag sur la vie incroyable du trompettiste Eddie Rosner, Off the Road sur Peter Kowald , Barney Wilen avec The Rest of Your Life, Step across the border sur Fred Frith… « montrant au plus près la vie des musiciens, dans le vif d’une histoire qui peut tenir en plusieurs années ou dans un court moment. Filmer la musique, c’est chasser un oiseau rare qui ne se pose qu’un seul instant, mais qui est déjà envolé. Un beau défi. »

par Sophie Chambon // Publié le 6 juin 2010

[1lire l’excellent travail de Pascal Bussy, « Charles Trenet », collection Biblio

[2Lalo Schiffrin dans « Entretiens avec Georges Michel » (Editions Rouge profond, 2005)