Chronique

Eténèsh & le Tigre (des Platanes)

Zèraf !

Eténèsh Wassié (voc), Marc Démereau (btn sax, alto sax, screams), Piero Pépin (tp, bugle, melodica), Fabien Duscombs (dr, perc), Mathieu Sourisseau (acoustic bs gtr, banjo, soubassophone), Olivier Cussac (hammond organ)

Label / Distribution : Buda Musique

Zèraf ! En amharique, l’une des langues pratiquées en Ethiopie, veut dire « En avant ! », « à l’assaut ! » « Zèraf ! », c’est le cri que pousse la chanteuse sur « Tché Bèlèw » pour galvaniser les instrumentistes comme on encourage les troupes au combat. C’est aussi le titre de l’album qui risque de squatter votre platine pendant un certain temps.

L’histoire de cet album : un quartet de jazzmen toulousains multicartes, Le Tigre des Platanes [1] découvre la collection « Ethiopiques » de Buda Music, participe à un festival à Addis Abeba, en revient sonné par la richesse et l’originalité de la vie musicale du lieu. L’idée naît de faire musique commune avec des artistes éthiopiens, une chanteuse relève le pari, et voilà comment se forme une pépite sonore particulièrement stimulante.

A l’ordre du jour, uniquement des morceaux traditionnels éthiopiens interprétés par Eténèsh Wassié de sa voix palatale, puissante, un peu râpeuse, très juste, qui se joue des intervalles non tempérés des modes abyssins. De son habileté à improviser des couplets caustiques et bien sentis, nous ne saurons rien, faute de maîtriser la langue. En revanche on percevra, à moins d’être sourd, la maîtrise technique, le vibrato parti du diaphragme qui rappelle le chant carnatique, la souplesse vocale qui lui permet de monter très haut en voix de gorge (« Ambassel »), le sens de la nuance, l’ornementation pertinente et cet « abattage » caractéristique des meilleurs musiciens formés à l’école des musiques populaires.

Sur ces thèmes ancrés dans la tradition des ménestrels azmari, les quatre toulousains tricotent des arrangements osés qui mêlent harmonies jazz et envolées free aux modes pentatoniques de la musique profane d’Ethiopie. Marc Démereau et Eténèsh Wassié ouvrent l’album en un duo dépouillé sur « Mèdinanna Zèlèssègna ». Ensuite, l’orchestration s’enrichit progressivement : banjo fretless et melodica colorent « Ambassel Fantay », « Muziqawi Silt » a la gravité jubilatoire d’un thème de combat, les paroxysmes lyriques du sax sur « Yèzèmèd Yèbaed » sont aussi engagés que peu traditionnels, le sax et la trompette sonnent comme une section entière de big band sur « Esti Lenurbet » ou « Tezeta », les arrangements clignent parfois de l’oeil vers le rock ou le ska des années 80 (« Nèy-Nèy Wèlèba »). Un groove imparable (mention spéciale pour le travail de transe accompli à la basse acoustique par Mathieu Sourisseau et à la batterie par Fabien Duscombs), et une gaieté âpre et un rien amère, fruit des modes pentatoniques éthiopiens, qui imprègne tout l’album, des ballades (« Bati », une montée d’émotion à l’état pur, ou le délicat « Awash » ) aux contre-chants frénétiques et festifs de « Woub Abèba ».

On se souvient par instants de l’album Zao réalisé en 1968 par Jef Gilson avec des musiciens malgaches. La démarche musicale et humaine des deux disques est en effet très proche. Jamais Eténèsh Wassié ne joue les chanteuses de jazz ; jamais le Tigre ne paraphrase les ensembles azmari : chacun apporte ce qu’il est, avec sa capacité d’ouverture et d’attention à l’autre, en toute sincérité musicale et en toute générosité.
Si c’était ça, la Françafrique, on en redemanderait !

par Diane Gastellu // Publié le 31 mars 2008

[1on les retrouve, ensemble ou pas, au sein de Lilliput Orkestra, Cannibales et Vahinés, Katz, La Friture moderne…