Chronique

Enrico Pieranunzi

Parisian Portraits

Enrico Pieranunzi (p)

Label / Distribution : EGEA

« The European answer to Bill Evans ». L’éphémère label japonais Alfa présente ainsi le pianiste Enrico Pieranunzi sur la pochette de ce chef-d’oeuvre qu’est The Night Gone By, enregistré en février 1996 à New York par le pianiste romain en compagnie de Marc Johnson et Paul Motian.

L’heureux possesseur de ce disque, en lisant cette phrase, assistait sans doute à la naissance d’un cliché. Il en est de celui-ci comme de tous les clichés : c’est une image qui marque, mais qui ne montre qu’un aspect de la réalité. Certes, Pieranunzi est l’auteur d’un livre sur la musique de Bill Evans qui fait référence [1]. Certes, c’est un compagnon de longue date de Johnson et de Motian qui écrivirent l’histoire du trio piano-basse-batterie avec le génie américain. Il faut convenir que le lyrisme, la tendresse qu’on associe souvent à Bill Evans ne sont pas absents de l’art de notre pianiste.

Seulement voilà : Enrico Pieranunzi n’est pas un clone. Toute affirmation réclamant des preuves, le sceptique en aura à l’écoute de Parisian Portraits, enregistrement capté en solo au studio Gimmick de Yerres, en 1990, que vient fort opportunément de rééditer le label italien Egea. Prenons par exemple le rebattu standard de Cole Porter, « What Is This Thing Called Love », que Pieranunzi reprend ici à son tour, et avant de l’écouter, jetons une oreille à la version qu’en donna le légendaire trio de Bill Evans, Scott La Faro et Paul Motian sur Portrait In Jazz, un des disques-culte de la trilogie qu’on appellera « du Village Vanguard », et qui comprend aussi Sunday at Village Vanguard et Waltz For Debby. Les deux incarnations de ce thème sont aussi différentes que possible. Le trio de 1959 en donne une version qu’on pourrait qualifier de classique : le thème est exposé d’emblée de manière fidèle et immédiatement reconnaissable et développé avec un respect intégral des formes classiques, la beauté de cette version venant de la qualité du jeu des artistes plus que d’une recherche sur la forme.

Avec Pieranunzi, trente ans plus tard, c’est comme si on avait franchi un siècle d’histoire de la musique. Nous voici en présence d’une version cubiste, déconstruite, où il faut de la concentration pour percevoir des traces du thème, qui n’est jamais exposé clairement. Le standard n’est plus qu’un prétexte à une construction visant à une montée de la tension, marquée par des accords de plus en plus riches et sombres, absolument originaux et cependant conclus brièvement dans la douceur.

Nous avons écouté une quinzaine de versions de ce thème, exécutées par de grands artistes sur une quarantaine d’années, et n’avons rien trouvé d’approchant à cette stupéfiante recréation, comme si pour beaucoup d’artistes, standard signifiait convention.

Alors, pourquoi ce cliché de musicien excellent mais finalement conventionnel est-il si fermement attaché au pianiste italien ? Nous formulerons l’hypothèse selon laquelle les charmes de sa musique sont souvent si immédiats, si aguicheurs, le chant - comme souvent chez les musiciens italiens - y est si abondant, que l’auditeur s’abandonne à son seul plaisir, sans accorder à la musique la concentration qui en révélerait l’extrême raffinement, l’infinie richesse.

Parisian Portraits, en effet, ne se limite pas à cette reprise moderniste du standard de Cole Porter. On y trouve aussi plusieurs exemples du talent de compositeur du pianiste, que ce soit dans une veine doucement nostalgique et chantante ’« Lighea »), ou dans un style plus résolument libre et contemporain — belle « Improvisation 1949 » où on devine en germe les « Impronippo », « Improleaves » ou « Improminor », plages « free » qui émailleront les concerts des années 2000. On y trouve aussi des versions parfaitement originales de « My Funny Valentine » ou de « Fascinating Rythm ».

On y sent la qualité de toucher qui permet l’exploration de toutes les nuances, la sûreté de l’énonciation, on y jouit de la richesse de l’harmonisation, de l’absence de bavardage dans la compacité et l’évidence des formes, bref, on replacera maintes fois ce disque mémorable dans son lecteur de CD et on ne pourra que rechercher dans l’abondante discographie du maître d’autres manifestations de son génie, comme The Night Gone By ou Untold Stories avec Johnson et Motian, ou le double Live In Japan paru l’année dernière chez CamJazz (absolument formidable), en compagnie de Marc Johnson et Joey Baron avec lesquels il forme depuis 1985, un trio qui n’a rien à envier à ceux plus médiatisés de Keith Jarrett ou Brad Mehldau…

par Laurent Poiget // Publié le 26 mai 2008

[1Portrait de l’artiste au piano. Traduction française de Danièle Robert : 2004 (Editions Rouge Profond