Chronique

Colas Duflo/Pierre Sauvanet

Jazzs

Colas Duflo et Pierre Sauvanet sont deux philosophes qui font plus que de s’intéresser au jazz. Dans Jazzs, réédité chez mf (maison décidément essentielle), ils ont tenté, avec les outils de leur discipline, de cerner les enjeux de cette musique, d’en questionner les frontières, les limites, le sens. Le jazz fait d’ailleurs entendre des voix si multiples qu’ils ont accolé dans leur titre, un « s » au double « z » du mot. Dans cette nouvelle édition, augmentée d’un chapitre en forme de coda, ils avouent qu’ils avaient voulu, en 2003, écrire « une esthétique du jazz, dont la forme rejoindrait le fond, dont le style renverrait à l’objet », en rédigeant rapidement et de façon quasi irréversible, en conservant un seul « enregistrement », comme une première prise en studio.

Dans une langue simple, claire et néanmoins précise, avec infiniment de talent, nos auteurs posent les bonnes questions. Sans doute est-ce l’apanage des tenants de cette discipline. Alors que les spécialistes de littérature, d’économie, de sociologie, s’échinent à longueur d’année à décrire, mettre en fiches, analyser, expliquer ce qu’est le jazz, voici que, par un jeu ingénieux, oulipien (via le choix de contraintes prédéfinies), par une batterie de questions-réponses et l’écoute attentive, inspirée de l’interlocuteur (chacun connaît l’autre presque aussi bien que lui-même), nos complices livrent leur étude, leur partition musicale à deux voix et quatre mains. Ils se prêtent à ce que les musiciens de jazz appelaient « a chase », moins course-poursuite que joute amicale, et surtout stimulante, pour rendre leur travail accessible et attractif. Et ils y réussissent.

Voilà l’ouvrage à conseiller à tous ceux, amateurs ou béotiens - y compris aux humanistes à la culture généralement classique -, qui demandent régulièrement ce qu’est le jazz. Dans ce domaine, je ne crois guère aux vertus de l’initiation pédagogique, ni à l’épiphanie brutale derrière un pilier de club. Rien de tragique si l’on n’a pas croisé les voies du jazz à un moment ou à un autre de sa vie. Cela finira par arriver. Ou non. Mais ce n’est pas un commentaire composé de concert, une explication de disque ou une longue dissertation qui feront voir ou entendre plus clair. En revanche, en réfléchissant aux thèmes développés dans les différents chapitres de Jazzs, on peut commencer à défricher des terres inconnues, s’efforcer de déplier, de mettre à plat. Pour avancer dans cette musique, en l’écoutant au plus près et au mieux.

Y a-t-il un sens à l’histoire du jazz ? Qu’est ce qu’un bon disque de jazz ? Comment repérer les styles de musiciens sans avoir recours aux classifications habituelles, le plus souvent historiques ? Le jazz est-il un langage ? Comment penser le jazz dans l’art au XXè siècle ? Quel avenir pour le jazz ? Quid d’une géographie du jazz ? Qu’est ce qu’un génie en jazz ? N’y a-t-il pas plusieurs types de génie en jazz ? Ou plus simplement : qu’est ce qu’un grand musicien ? Qu’est-ce qu’être jazzman ? Quels sont les rapports du jazz avec l’intelligence ? Quelles facultés de l’esprit sont mises en jeu dans cette musique ? Jazz oral, jazz écrit ? Qu’est ce qui se joue dans la jouissance de jouer ou d’écouter du jazz ?

Ce sont là les principaux titres des textes courts (vingt au total), qui constituent cet essai. Parfois provocateurs - mais toujours avec légèreté -, jamais irritants dans leurs partis pris (que l’on accepte sans le moindre esprit de polémique : là n’est pas l’intérêt de ce texte fondateur), les auteurs avouent non sans humour « n’avoir rien fait de plus que mettre des P.S à des CD ». Mais ces post-scriptum, prédelles à un tableau peint, sont éclairants, ces précisions essentielles tant elles sont pertinentes ; au point que l’on recommande ce livre rafraîchissant et finalement optimiste quant à l’avenir du jazz. C’était d’ailleurs le sens de ce texte duel, final mais non ultime, commande du colloque de janvier 2005 en Avignon, des Allumés du Jazz. Une conclusion provisoire sur l’état du jazz, qui, à l’image de L’imparfait des Langues, n’est jamais achevé, sans cesse à reprendre. Imparfait, mais toujours perfectible, donc bien vivant.