Entretien

Jacques Schwarz-Bart

« Sone Ka La », mélange de rythmes gwoka et de jazz, a été unanimement salué. Un deuxième album est en préparation….

Jacques Schwarz-Bart a commencé le ténor assez tard. Cela ne l’a pas empêché d’être vite remarqué par Roy Hargrove et Meshell Ndegeocello, chez qui il a sévi durant quelques années avant de tenter l’aventure avec son propre groupe. Son album, « Sone Ka La », qui mélange les rythmes gwoka et le jazz, a été salué par la presse et très bien accueilli par le public. Un deuxième album est en préparation. Entretien.

  • Qu’est ce que le gwoka ? On parle de rythmes différents qui ont tous une signification. Peux-tu nous en dire plus ?

Il y a beaucoup de rythmes. C’est une tradition rythmique des plus riches au monde. Il y a trois grandes traditions rythmiques riches et complexes. La tradition cubaine, la haïtienne et la guadeloupéenne qui est le gwoka. Le gwoka est le moins connu car nous ne sommes que 300 000 habitants. À travers mon travail, ou celui de David Murray, de Kenny Garrett ou même d’Archie Shepp, cette musique commence à sortir de Guadeloupe et atteint petit à petit une dimension internationale. Ça a mis du temps, mais de plus en plus de gens s’y intéressent. Car c’est une musique riche. Très riche.

  • Il y a sept rythmes, ou styles différents, c’est ça ?

Oui, sept rythmes fondamentaux avec beaucoup de variantes. Mais, pour qui connaît le gwoka, il y en a neuf, en fait. En dehors des rythmes qu’on cite régulièrement, il y a le Takouta, qui est non seulement un rythme mais aussi un style, et le Sobo. Et en dehors de ces variations, il y a aussi les sous-rythmes. Certains de ces rythmes fondamentaux sont plus qu’un rythme, ce sont des styles. Le Takouta en est un, le Léwoz aussi. Et les variations du Léwoz sont différentes les unes des autres. Il faut connaître la clave particulière de ce qui fait un Léwoz pour classer les rythmes… Mais ce n’est pas aussi simple, car en plus, les accents sont différents.

  • Ces rythmes, ou styles, ont été définis par différentes ethnies ?

C’est difficile pour moi, de savoir d’où chacun de ces rythmes provient. Car les esclaves de différentes ethnies étaient mêlés dans les bateaux au fil des « moissons » des négriers. Donc, il a eu un mélange d’ethnies, d’origines, de de différentes régions. Tous parlaient un langage différent. Ce qui est certain, c’est qu’en Centre Afrique, « Ka » signifie tambour. Il est possible que les premières personnes qui ont fait du gwoka aient été d’Afrique Centrale, du Togo, certainement. Ce qu’on appelle le gwoka s’inspire profondément des rythmes africains de différentes ethnies, mais est devenu une chose nouvelle. Une identité propre à la Guadeloupe, avec une sonorité précise. Le tambour ka est un instrument original qui requiert une technique de frappe bien particulière. Un joueur de djembé ne peut pas faire sonner un ka de la même façon. Il faut qu’un maître du « ka » lui enseigne comment obtenir tel son et comment le combiner avec tel rythme.

  • Tu as commencé par jouer des percussions et du ka ?

Oui, à l’âge de 4 ans, j’avais mon ka. C’était un Boula, c’est-à-dire un ka qui marque les rythmes fondamentaux. Et j’ai eu la chance de côtoyer de grands maîtres comme Carnot qui est mort, ou Guy Conquete, qui participe à mon prochain enregistrement et a une voix unique ! Mais aussi Gerard Lokel, l’inventeur du gwoka moderne. C’était le premier à avoir mêlé le gwoka à une instrumentation proche du jazz, c’est-à-dire : trompette, trombone et guitare. Sans instrument harmonique. C’est donc assez différent de ce que je fais actuellement, car ma musique est très harmonique et très composée. Et puis, moi, j’ai aussi une basse. Donc, deux instruments harmoniques, la guitare et le clavier, Rhodes ou piano acoustique, qui viennent en contrepoints des lignes de basse. Tout cela engendre une synergie rythmique avec les tambours. Puis il y a beaucoup d’éléments de musique classique dans mon écriture. Et, dans l’impro, il y a beaucoup de jazz mais aussi des clins d’œil au répertoire chanté du gwoka.

J. Schwarz-Bart © Jos Knaepen/Vues Sur Scènes
  • Tu as suivi un parcours « classique » également ?

J’ai fait Berklee, où l’on enseigne l’harmonie et la composition. Dans un esprit jazz, bien sûr. Mais quand on écoute Ravel ou Debussy, il y a une grande proximité avec le travail de Duke Ellington, Karl Fisher, Herbie Hancock ou Bill Evans. Ou du côté du Brésil, avec le travail de Milton Nascimento ou Toninho Horta. C’est ce langage de la composition et de l’harmonie qui est commun à toutes ces musiques, que j’essaie d’intégrer dans mon écriture.

  • Et tu as toujours voulu faire ressortir le gwoka dans le jazz ?

Dès lors que j’ai quitté ma carrière dans la haute administration pour partir à Berklee, et que j’ai eu la joie d’être accepté, alors que je ne jouais du sax que depuis trois ans, je n’ai eu de cesse de creuser cette voie. Essayer de trouver cet équilibre entre les instruments. Entre la basse, la guitare, le piano et ce type d’écriture inspirée à la fois rythmiquement de nos chants, mais aussi de Ravel, Debussy ou Duke, Herbie… Cela m’a pris beaucoup de temps. Non seulement pour assembler toutes ces choses, mais surtout pour en faire une musique. Ce qui m’a gêné dans certaines expériences dites de nouvelles musiques ou de fusion, c’est qu’on n’a pas créé de nouvelle musique. Quand Pharoah Sanders joue avec les Gnawa, c’est Pharoah qui joue avec les Gnawa. Il n’y a pas de nouvelle musique, c’est une juxtaposition plus qu’une création ou une intégration. C’est un dialogue magnifique, certes, mais moi, je voulais aller beaucoup plus loin. Créer une musique vraiment fusionnelle. Cela impliquait de connaître parfaitement le jazz, mais aussi le gwoka. Pour pouvoir plier et modeler les éléments en question afin d’en faire quelque chose de neuf.

  • C’est pour cela que tu as cherché l’instrumentation idéale. Tu as testé beaucoup de choses différentes ?

Oui, beaucoup. D’abord, avec une batterie et un tambour. Puis avec trois tambours. Ensuite, j’ai travaillé uniquement avec une contrebasse, et puis une basse électrique. Maintenant, j’ai un bassiste qui joue à la fois acoustique et électrique. Un moment, il y avait un piano, mais pas de guitare. J’ai essayé beaucoup de combinaisons. Dans l’écriture également. Jusqu’à arriver au résultat actuel. Quand j’ai trouvé cette formule, en 2005, j’ai quitté les groupes de Roy Hargrove et de Meshell Ndegeocello. C’était un risque, car c’était ça qui me donnait à manger. Mais je le sentais. C’était le moment. De la même manière que j’avais décidé un jour de quitter mon poste au Sénat. Bien sûr, on m’a pris pour un fou. Mais c’était maintenant ou jamais. Bref, à l’époque, j’écrivais comme un fou, je composais beaucoup et puis, Universal m’a signé. À ma grande surprise et rapidement, simplement sur une démo. Et c’était en plus la première fois que je n’avais pas à négocier ! Avant, chaque fois que je sortais un disque sous mon nom ou en tant que réalisateur, il y a avait toujours de grandes périodes de doute de la part des compagnies de disques qui ne savaient pas s’ils allaient sortir l’album ou pas. Tandis qu’ici, tout à été réglé en quinze jours. C’est ça aussi qui m’a conforté dans l’idée que c’était le bon moment de faire ce que je ressentais. En tant que musicien de jazz et arrangeur, mais aussi et surtout en tant que « chercheur ». Car je m’étais assigné cet objectif.

J. Schwarz-Bart © Jos Knaepen/Vues Sur Scènes
  • Le choix du saxophone s’est fait de cette manière-là aussi ? Pourquoi pas un autre instrument ou les percus, justement ?

J’ai toujours été fou de Coltrane, Ben Webster, Coleman Hawkins, Dexter Gordon, Parker, Don Byas, Stan Getz et bien d’autres. J’ai appris le tambour petit, puis, la guitare en autodidacte, ce qui m’a permis de comprendre l’harmonie. Mais c’est vers 24 ans, chez une amie à qui un saxophoniste professionnel avait laissé son instrument d’étude que j’ai soufflé pour la première fois. J’ai commencé à jouer tout de suite. Personne ne voulait croire que je n’en avais jamais joué. J’ai dû prendre ma mère à témoin. C’était la première fois que je jouais du sax ténor. Et j’étais aussi surpris que mes amis. Le grand amour, ça ne se trouve qu’une fois dans la vie. Quand on le trouve, on le sent directement. Et là, en soufflant dans ce ténor, je me suis dit : « C’est ça ! ». Je venais de terminer mes études à Sciences Po et d’être nommé directeur d’administration au conseil Général de la Guadeloupe. Mais au bout d’un moment, ma décision était prise, je me suis arrangé pour être nommé assistant parlementaire à Paris, où je pouvais avoir du temps pour travailler mon instrument. Ensuite je suis parti à Berklee.

  • Jouer cette musique, c’est aussi pour ne pas oublier tes racines.

Mes premières émotions musicales sont liées au gwoka. C’est lié à ces esprits que je sens remonter de l’Afrique jusqu’en nous. À travers ces mélodies, ces rythmes, ce côté lancinant qu’il y a dans le gwoka. C’est toujours resté en moi. Et quand je suis devenu musicien de jazz, et bien qu’entouré de gens qui n’avaient aucune connaissance du gwoka ou ne connaissaient même pas le nom de la Guadeloupe, je me suis toujours posé la question de savoir comment j’allais réconcilier l’enfant et l’adulte en moi.

  • Quand tu composes ton groupe, tu dois tenir compte de cela aussi, donc, tes musiciens doivent connaître les rythmes gwoka ?

Pour jouer vraiment, oui, tout à fait. J’ai passé beaucoup de temps à expliquer chacun des rythmes à Reggie Washington, Milan Milanovic ou Hervé Samb. Mais au-delà des explications, j’écris tout. Tous les arrangements pour chaque instrument. Même un musicien, qui ne connaît pas le gwoka et ne comprend pas pourquoi j’ai écrit cela de cette façon, en comprend le sens lorsqu’il joue avec les tambours. Même s’il ne comprend pas tout de suite les pulsions de chaque rythme ou s’il ne sait pas où est le un

  • C’est pourtant important quand il y a des impros par exemple.

Il faut comprendre le rythme, c’est sûr. Et on a parfois eu des répétitions interminables parce que je m’évertuais à expliquer encore et encore comment il fallait jouer telle ou telle partie. Et parfois, les parties sont très décalées. Il faut entendre le rythme pour soi. Ne pas jouer le même rythme que celui du voisin. C’est un rythme complémentaire. Il faut l’entendre en relation avec les rythmes de la guitare, de la basse ou des tambours. Tout ça, c’est une sorte d’horlogerie. Pas suisse, mais guadeloupéenne. N’empêche, il faut qu’elle soit précise (rires).

J. Schwarz-Bart © Jos Knaepen/Vues Sur Scènes
  • Ce qui est étonnant dans ta musique, c’est cet effet d’ondulations qui permet à chaque musicien de jouer à son propre rythme et de se rejoindre à des moments bien précis.

Effectivement. J’écris en polyrythmie et chaque rythme à une onde différente. Et à certaines étapes, ces longueurs d’ondes se rejoignent et puis se distancient à nouveau. Cela donne un certain type d’émotion.

  • Comment écris-tu ?

De toutes les façons possibles. Il y a des morceaux qui partent simplement de l’émotion que me donne un rythme, d’autres qui démarrent d’une mélodie que j’habille rythmiquement et harmoniquement. Et ceux qui viennent d’une ligne de basse sur laquelle j’écris une harmonie. Sur la base des rythmes gwoka traditionnels, je crée des modifications pour créer des types d’émotions différentes. Des asymétries, des chocs, pour relever la tension.

  • Jamais on ne tombe dans le cliché folklorique. Il ne s’agit pas de juxtapositions de genres. Il y a le jazz, la musique créole, le funk, du blues aussi…

Ce que j’ai voulu, c’est créer mon univers, ma musique. Cela dit, on peut disséquer tout ça en analysant et en cherchant d’où vient telle partie ou telle autre. Mais lorsqu’on vit cette musique, on l’entend en tant que musique. Enfin, j’espère (rires).

  • Depuis le temps que tu travailles cette musique, et maintenant que tu prépares un nouvel album, y a-t-il des nouvelles perspectives qui s’ouvrent à toi ?

Tout à fait. Avec le premier album, Sone Ka La, j’avais bâti les murs de ma maison. Maintenant que j’y suis installé, que je m’y sens bien, je peux vraiment me lâcher. Je n’ai plus à me demander si je suis encore dans la maison, si je dépasse un peu le cadre de cette architecture. Je peux aller beaucoup plus loin dans mes compositions. Sur le prochain album, il y aura la participation d’Elisabeth Kontomanou, de Stephanie McKay et bien sûr de Guy Conquete. J’aurai aussi la chance extraordinaire d’avoir John Scofield qui jouera sur un titre : « Abyss ».

  • C’est prévu pour quand ?

En France, il devrait sortir début septembre.

  • Avec le précédent, tu as beaucoup tourné ; tu continues de jouer avec d’autres groupes ?

J’ai tout arrêté. J’ai joué, exceptionnellement avec Olivier Hutman, un vieux pote que j’aime beaucoup, tant humainement que musicalement. J’ai participé, il y a quelques mois déjà, au dernier album d’Ari Hoenig… Et je crois que c’est tout. Je veux m’en tenir là. J’aime aller écouter la musique et m’inspirer de tout ce qui se fait. Et je veux continuer à développer mon style à l’intérieur de ma maison. Donc, occasionnellement, je participerai à des projets de vieux amis, mais ce sera rare.

  • Tu es retourné jouer en Guadeloupe ou en Afrique ?

L’an dernier, j’ai participé à une expérience qui m’a beaucoup marqué. J’étais invité à jouer avec les Gnawa, au Maroc. Avec le Maître Amid Alkasri et le batteur Karim Ziad, au Festival de Casablanca. Devant 40 000 personnes ! C’était impressionnant. Mais à la suite de cela, le Maâlem m’a dit que j’étais « habité », et qu’il fallait absolument que j’aille avec lui à Rabat pour une cérémonie gnawa. J’ai repoussé d’un jour mon départ pour assister à cela. Il y avait une cérémonie d’ouverture où l’on appelait les esprits à rentrer dans la maison. J’ai ressenti des choses très intenses qui m’ont tenu éveillé toute la nuit ! Je crois qu’un Djinn est reparti avec moi. Depuis, je me sens différent. Mon pouvoir sur moi-même est plus grand. Cela m’a laissé plus conscient de mon art et de ma musique.

J. Schwarz-Bart © Jos Knaepen/Vues Sur Scènes
  • Cela te fait penser ta musique différemment ?

Oui, d’ailleurs, le dernier morceau de mon nouvel album est inspiré d’une mélodie traditionnelle gnawa, que j’ai mélangée aux rythmes gwoka. Cette mélodie vient de cette cérémonie d’ouverture. J’y ai mis des paroles de deuil… en rapport avec la disparition de mon père. D’ailleurs, tout cet album est dédié à la mémoire de mon père André Schwarz-Bart.

  • Il y a donc un lien entre la musique Gnawa et le Gwoka ?

Il y a une histoire commune au départ, puisque les esclaves étaient au service des Marocains. Au départ, il ne faut pas l’oublier, les Arabes ont conquis l’Afrique Noire et en ont ramené des esclaves. Donc, la première traite des Noirs a été faite par les Arabes. La deuxième fut celle des Européens, dont est issu le peuple antillais, et donc le gwoka. Et ce sont deux musiques qui se prêtent très bien aux expériences de fusion avec le jazz.

  • Tu penses que cette musique fonctionne mieux avec le jazz que, disons, la musique brésilienne, par exemple ?

Je trouve qu’il y a quelque chose de bouillonnant dans la musique gwoka qui se prête très bien à l’improvisation. C’est une voie ouverte pour beaucoup de gens. Et beaucoup vont l’explorer. De la même façon que Dizzy a apporté la forme Latin Jazz aux Etats-Unis. Au début, on le regardait comme s’il avait perdu la tête. Et quinze ans après, cela faisait partie du langage universel. Dans quelques années, il sera naturel de programmer des groupes de Gwoka Jazz dans des festivals de jazz. Bon, pour l’instant, les puristes ne comprennent pas ce que je fais. En plus, parfois, j’utilise des effets sur mon sax, et ça, ça les révolte. Mais si on est capable de révolter les puristes, on est sur la bonne voie (rires) ! Car rien n’est pur. Il n’y a pas de musique pure. Ce qui caractérise la musique, c’est le mouvement. Alors, faisons-la bouger.